Les comédies sentimentales ne sont pas les seules sources d’inspiration de Tieck. En effet, certaines de ses nouvelles reprennent un autre sous-genre dramatique fort répandu en Allemagne depuis le début du XIXe siècle, le « Schicksaldrama ». Penchons-nous tout d’abord sur Caprices et Lubies (1836) qui nous semble la plus intéressante à cet égard. 243 Voici l’argument de cette œuvre à l’intrigue assez touffue.
La nouvelle est divisée en trois grandes parties distinctes. La première (pp. 265-321) présente les « caprices » de la très jolie fille du banquier Runde, Emmeline, qui refuse tous les beaux partis de la ville. Ni Ferdinand, fils du conseiller Ambach promis à un brillant avenir, ni le richissime baron Grundmann, ni encore l’influent baron Excelmann ne lui plaisent. Emmeline et son père partent en voyage en Suisse. Emmeline tombe alors amoureuse du jeune et beau cocher Martin Seidling, également sensible à son charme. Emmeline n’a plus qu’une idée en tête, l’épouser. Son père ne tarde pas à céder aux supplications de sa fille. Il échafaude un plan afin de rendre acceptable cette mésalliance aux yeux du monde : pendant plusieurs mois, Martin est tenu à l’écart pour apprendre toutes sortes de choses nécessaires à son futur statut social. Présenté comme un cousin éloigné, il s’intègre ensuite très vite à la ville où réside Emmeline. Mais, le jour de leurs fiançailles, voilà que celle-ci éclate en sanglots et refuse d’épouser celui qui, à ses yeux, ressemble désormais à n’importe quel autre prétendant, tant il a bien assimilé les règles de base du parfait gentilhomme. Cette première partie s’achève sur la tristesse du père conscient que sa fille ne goûtera jamais au bonheur, en vertu de son tempérament capricieux. La seconde partie (pp. 322-346) poursuit la description minutieuse de la décadence progressive de la famille Runde. Emmeline et son père sont partis pour Paris. Mais malade, Runde doit donner carte blanche à l’un de ses protégés, Friedheim, pour résoudre des affaires délicates à Bruxelles. Or, Friedheim a non seulement dérobé la vertu d’Emmeline, mais il prend la route des États-Unis avec toute leur fortune. Emmeline et son père sont désespérés. Un ancien prétendant d’Emmeline, Grundmann, les tire d’affaire, et épouse Emmeline. Les années passent. Emmeline a beaucoup changé, elle a perdu de sa beauté, comme de sa frivolité. Son père meurt. Lors de la débâcle napoléonienne, Grundmann offre son toit au capitaine français Geoffroy qui lui a été recommandé par un ami. Le capitaine français s’émeut de la tristesse d’Emmeline et en tombe amoureux. Emmeline, déchirée à l’idée de le voir repartir, consent à s’enfuir avec lui. Sur la route, Geoffroy s’arrête pour retrouver son chien Munsche. Emmeline reconnaît alors le chien de son ex-fiancé Martin Seidling, et derrière les traits de Geoffroy, ceux du cocher dont elle s’était amourachée plusieurs années auparavant. Martin reconnaît également en elle l’ex-fiancée capricieuse. Ils se réfugient dans une petite ville, mais ne tardent pas à se disputer. Emmeline met au monde un enfant, tandis que Martin repart au combat. La troisième partie (pp. 347-389) se déroule dans le contexte de la révolution de Juillet et présente l’issue du destin des principaux protagonistes. Ferdinand Ambach occupe désormais un poste important dans la ville, en tant que ministre et chef de la police, un rôle qu’il a parfois du mal à concilier avec les élans révolutionnaires et sentimentaux de son fils adoptif Wilhelm Eichler. En effet, ce dernier soutient les contestataires de l’ordre public, et veut à tout prix épouser la fille de la gérante d’une maison close réputée. La jeune fille en question est, à dire vrai, peu sensible aux avances de Wilhelm, tout comme à celles des autres hommes qui arpentent les salons de sa mère, Madame Blanchard : Charlotte est une jeune fille droite et pure, élevée à l’écart du vice par sa mère qui la vénère. Lorsque Madame Blanchard comprend que sa fille ne peut aspirer à s’unir à un homme honnête précisément à cause de sa maison close, la mère renonce à son affaire, renvoie prostituées et domestiques dans l’espoir de se retirer avec sa fille dans un lieu où personne ne leur fera grief de leur passé. Elles comptent quitter la ville grâce à un cocher du nom de Petermann (mais dont la véritable identité est révélée par la présence de son chien Munsche, fidèle ami de Martin Seidling). L’espoir d’un nouvelle vie pour Madame Blanchard s’effondre : dans le tumulte d’un soulèvement populaire, la mère et la fille deviennent même l’objet de la haine de la foule. Un bref instant, elles réussissent à s’échapper avec l’aide de Wilhelm Eichler et d’un jeune jardinier épris également de Charlotte. Mais seule l’intervention de la police et du conseiller Ambach leur sauve in extremis la vie. Cependant, Wilhelm encourt une lourde peine : ses liens avec les révolutionnaires, tout comme le coup mortel porté à un aristocrate, ne plaident pas en sa faveur. Le conseiller Ambach entend d’abord les déclarations du cocher (il comprend qu’il s’agit de Martin Seidling, l’ex-fiancé d’Emmeline), puis celles de Madame Blanchard et de sa fille. Madame Blanchard lui dévoile sa véritable identité, Emmeline, et au nom de leur amour passé, lui demande de protéger sa fille Charlotte. Ambach, très ému, le lui promet. Charlotte apprend que le cocher est son père. Ambach révèle ensuite à Emmeline que son premier enfant est toujours vivant et qu’il s’agit de Wilhelm Eichler. Un coup de feu venant d’une chambre contiguë leur fait constater le suicide de Wilhelm qui avait secrètement écouté toutes ces révélations. Madame Blanchard, alias Emmeline, s’empoisonne le même jour. Charlotte et le jeune jardinier s’unissent. Ambach charge ce dernier de s’occuper de sa propriété et de ses jardins, et Martin les rejoint dans cette humble retraite.
Eigensinn und Laune.