Une dynamique tragique

À l’évidence, la dynamique générale que nous pouvons observer dans cette nouvelle Caprices et Lubies est tout autre que celle mise en lumière dans le cadre du rapprochement avec la comédie. On discerne, en effet, une évolution inverse : au lieu de quitter une situation marquée par l’inquiétude du personnage principal pour aboutir à un dénouement heureux alliant mariage, réconciliation et/ou reconnaissance, un mouvement radicalement opposé se manifeste ici. Nous passons de l’insouciance immodérée de l’héroïne principale à une inquiétude de plus en plus vive, qui connaît son paroxysme dans une scène finale mariant retrouvailles et sang versé. Cette dynamique est tout à fait caractéristique de la tragédie dont Aristote, dans sa Poétique, fut l’un des tous premiers théoriciens. 244

Notons également que le narrateur maîtrise sa narration à la façon d’un dramaturge : la première grande partie évoque les deux premiers actes d’une tragédie classique, la seconde le troisième, et la dernière partie les quatrième et cinquième actes. En effet, le début de la nouvelle s’apparente au premier acte d’une tragédie classique : il présente les principaux personnages et l’enjeu fondamental de l’action, à savoir la destinée de l’héroïne Emmeline à un moment critique de sa vie, celui du choix de son époux
(pp. 265-289). Dans des pages qui évoquent ensuite beaucoup le deuxième acte, celui du nœud de l’action, le lecteur entrevoit une issue heureuse au destin de l’héroïne avec l’apparition d’un nouveau fiancé qui semble éveiller en elle des sentiments profonds (pp. 289-316). Interviennent alors divers revers de fortune, à la façon de la péripétie du troisième acte classique (pp. 316-346, id est toute la deuxième grande partie) : annulation des fiançailles, ruine du père d’Emmeline, premier faux pas d’Emmeline, son mariage contraint avec un époux présenté dans la première scène de la nouvelle, deuxième faux pas d’Emmeline doublé de fuite, deuxième tentative vaine de bonheur auprès de Martin. Ces événements sont les premières manifestations de la crise finale fondamentale à laquelle les héros vont succomber. Dans les pages suivantes
(pp. 347-382), la tension ne cesse de monter, cette partie se conclut sur l’emprisonnement des héros, à la façon d’un quatrième acte qui présente le conflit porté à son paroxysme. Enfin (pp. 382-390), le lecteur assiste, à la façon d’un public de théâtre, à la catastrophe, c’est-à-dire à la mort et/ou la modeste survie des héros, ainsi qu’il en va habituellement dans le dernier acte d’une pièce tragique. 245

Ces deux aspects de la nouvelle Caprices et Lubies, dynamique tragique, affinité avec la structure des pièces de théâtre, sont à ajouter à l’organisation scénique de l’espace et à la domination du discours direct sur la narration, éléments que nous avions soulignés dans l’ensemble des nouvelles de Tieck. Caprices et Lubies peut ainsi être lue comme une pièce tragique. Néanmoins, comme toujours chez Tieck, la reprise ne s’opère pas sans distanciation. En effet, comme le déclare à juste titre Aristote, la mauvaise fortune d’un fripon ne fait pas une tragédie. 246 Or précisément, notre héroïne Emmeline a beaucoup d’une friponne. Tout au moins dans la première grande partie, le portrait d’Emmeline est celui d’une « coquette sans cœur », totalement indifférente aux tourments que son apparition éveille dans le cœur des hommes. 247 La scène où elle s’amuse à voir Friedheim mimer ses prétendants éconduits, est particulièrement révélatrice, d’autant qu’elle succède à la scène d’adieu de Ferdinand, l’un des amoureux transis (pp. 284-289). Le titre de la pièce évoque d’ailleurs davantage la sphère comique qui s’attache à représenter des défauts de l’être humain. Seule la troisième grande partie de la nouvelle redonne une certaine noblesse à l’héroïne, lorsque le lecteur devient le spectateur de son amour maternel sans failles, mais il faut reconnaître que « Madame Blanchard », ça ne fait guère Racine.

Au-delà de l’affinité de cette nouvelle avec la sphère tragique du théâtre, pouvons-nous préciser davantage ce rapprochement générique ? Cette nouvelle n’évoque-t-elle pas, en effet, plus précisément le « Schicksalsdrama » ?

Notes
244.

Bernhard Asmuth, 1990, p. 26.

245.

Bernhard Asmuth, 1990, p. 130.

246.

Bernhard Asmuth, 1990, p. 31.

247.

p. 266 : „herzlose Coquette“.