Des personnages et motifs du « Schicksalsdrama »

Par « Schicksalsdrama », on entend généralement une pièce à l’issue tragique dont le déroulement funeste est imputable aux forces implacables d’un mauvais sort. En outre, ce mauvais sort qui accable toute une descendance, prend souvent sa source dans la faute d’un aïeul. Dans ces drames, la réitération de la date de la faute originelle joue souvent un rôle néfaste, voire destructeur.

Dans notre analyse de Caprices et Lubies, l’évocation de ce sous-genre dramatique se justifie par deux constatations : d’une part, les personnages de la nouvelle eux-mêmes se réfèrent sans cesse au destin (« Schicksal »), d’autre part, certains éléments de la narration invitent immédiatement à ce rapprochement.

Penchons-nous tout d’abord sur les personnages : tous semblent persuadés d’être les jouets d’un destin aveugle et inéluctable. Il y a pléthore de déclarations à ce sujet. Ainsi, dans la toute première scène de la nouvelle, le rideau se lève justement sur une discussion relative au destin :

Cette toute première assertion du père de Ferdinand Ambach a une valeur presque prophétique pour toutes les pages qui suivent. De fait, à chaque moment critique de la narration, un personnage en désarroi souligne la toute-puissance des forces du destin sur celles de l’individu. Ainsi, lorsque Emmeline presse son père d’accepter sa mésalliance avec le cocher, Runde songe qu’il existe « peut-être des sorts et des destins funestes auxquels nul n’est en mesure de résister ». 249 De même, lorsqu’il apprend que Friedheim a abusé de sa confiance, Runde s’exclame : « Destin horrible et abominable que le nôtre » ! 250 Ou encore, lorsque Emmeline et Martin se reconnaissent après avoir fui le logis de Grundmann, le cocher déclare :

À travers cette métaphore guerrière, le destin est présenté une nouvelle fois comme une force inexorable, face à laquelle l’être humain reste impuissant. Enfin, lorsqu’Emmeline reconnaît une seconde fois son ex-fiancé Martin Seidling en la personne du cocher qui se fait appeler Petermann, elle fond en larmes et s’exclame : « le destin nous persécute » ! 252 De fait, le lecteur a bien le sentiment que l’héroïne ne parvient pas à échapper à son triste sort : les nouvelles identités des personnages ne sont que les masques des mêmes individus, les avatars d’un seul et même destin. Cette présence récurrente du destin dans la bouche des personnages de cette nouvelle invite à un rapprochement avec le sous-genre dramatique du « Schicksalsdrama », très en vogue dans les années 1810, et initié selon certains critiques par Tieck lui-même dès les années 1790, avec sa tragédie Karl von Berneck. 253 Les personnages de sa nouvelle invoquent le destin à l’instar des personnages dramatiques des « Schicksalsdramen ».

Dans la nouvelle Caprices et Lubies comme dans le « Schicksalsdrama », on trouve également le motif de la faute des aïeux dont les descendants payent le prix sans même le savoir, tout comme le motif de la date funeste. En Emmeline, née en cette « fatale […] année 1789 », symbole d’insoumission, 254 se manifeste l’esprit rebelle de son arrière-grand-père (pp. 312-313). De plus, son deuxième faux pas a lieu lors des guerres de libération de 1813, et sa disparition lors des soulèvements de la révolution de Juillet. Les dates sanglantes de l’Histoire rythment systématiquement les principales étapes de la destinée de l’héroïne avec une régularité qui évoque le rôle des dates maudites dans le « Schicksalsdrama ». De la même façon, Wilhelm semble rattrapé par un passé dont il ne soupçonnait même pas l’existence : Ambach voit en Wilhelm l’insubordination de son père Friedheim (p. 367), en ce fils destiné à croupir derrière des barreaux l’image de son misérable père expirant dans les chaînes de la justice (p. 367). Enfin, Emmeline comme Friedheim sont présentés comme des « meurtriers » à la fin du récit (p. 378), et s’ils ne commettent pas l’irréparable dans leur entourage proche, Emmeline n’en est pas moins maudite par son père à la découverte de son premier faux pas (p. 328), tandis que Wilhelm manque d’attenter à la vie de son père adoptif (p. 373) et de commettre un inceste en épousant sa sœur Charlotte (p. 389). Tous ces éléments du récit constituent des motifs privilégiés de ce même sous-genre dramatique, de sorte qu’un rapprochement se justifie.

Mais, ici aussi, cette reprise ne se fait pas sans une dimension ludique : comme nous l’avons souligné plus haut, ce n’est finalement pas tant le destin qui est la source de l’issue tragique de la destinée de l’héroïne que ses « caprices et lubies », ainsi que le suggère le titre. L’interprétation satirique du « Schicksalsdrama » est très sensible dans la nouvelle où, sitôt le destin invoqué, les personnages reconnaissent leur part de responsabilité. Ainsi Runde, après avoir maudit le sort de le plonger dans la ruine, s’accable aussitôt après de reproches :

Dans cette nouvelle, les invocations du destin sont davantage des sortes d’exclamations compulsives d’êtres en proie au désespoir, et des tentatives de se disculper, que la révélation authentique d’une mystérieuse sphère supérieure. De fait aussi, les crimes familiaux n’ont lieu que sur un mode imaginaire ou hypothétique (p. 373, p. 389) : le sang versé est plus imaginé que réel. Et enfin, Friedheim ne nous livre-t-il pas une magnifique parodie de l’être humain soumis au destin lorsqu’il mime le baron Excelmann ?

Sa pantomime qui éveille les rires d’Emmeline et de ses amies, est révélatrice du ton ironique avec lequel le narrateur réactive des éléments du « Schicksalsdrama » : dans ces déclarations sensées sortir de la bouche d’un diplomate haut placé, les références au destin sont vides de sens, elles appartiennent simplement à la rhétorique d’usage de l’époque. Or précisément, si Tieck a été l’un des fondateurs du genre dans les années 1790, n’oublions pas qu’il n’a cessé ensuite de se faire le détracteur de cette mode qui a véritablement envahi la scène théâtrale au début du XIXe siècle. Sa rédaction d’un récit intitulé Destin dans ces mêmes années 1790, une reprise humoristique et picaresque du « Schicksalsdrama », tout comme ses critiques ultérieures de Zacharias Werner (1768-1823) et Adolph Müllner (1774-1829), grands représentants en la matière, interdisent une interprétation qui supposait une nostalgie de Tieck pour un genre dramatique créé dans sa jeunesse. 257 Le recours au « Schicksalsdrama », bien présent dans la nouvelle Caprices et Lubies, s’exerce sur un mode satirique. Loin de faire alors de notre héroïne une martyre du destin, le recours parodique au « Schicksalsdrama » ne fait que souligner davantage la vacuité de son discours sur le destin, et exprime une conception bien différente du sort malheureux dont, en réalité, l’individu et ses « caprices » sont les principaux artisans.

Notes
249.

p. 312 : „...vielleicht sich Schicksale und Verhängnisse entspönnen, denen zu widerstreben unmöglich sei.“.

250.

p. 327 : „...Furchtbar und grässlich ist unser Schicksal“.

252.

p. 376 : „das Schicksal verfolgt uns“.

253.

L’ouvrage coordonné par Roger Bauer, Inevitabilis Vis Fatorum. Der Triumph des Schicksalsdramas auf der europäischen Bühne um 1800 (1990), rassemble d’excellents articles à ce sujet.

254.

p. 280: „Ich bin ja, lieber Vater, in dem großen, bösen und guten Jahre 1789 geboren, daher kommt auch meine Widersetzlichkeit gegen das Herkommen und alle die Ordnungen, die die Menschen für so wichtig und nothwendig achten.“.

257.

Rudolf Köpke, 1855, 1er vol., pp. 379-380 : „1817 […] In Weißenfels besuchten sie Müllner, einen Dichter neuen Schlages, dessen schnell erworbener Ruhm für ein Zeichen der Zeit gelten konnte. Tieck hatte ihn früher einmal gesehen, jetzt wünschte auch Burgsdorff, den Schicksalstragöden kennen zu lernen. […] Man unterhielt sich einen ganzen Abend lang. Tieck wagte einige Zweifel über Die Schuld zu äußern. Müllner überhörte sie...“ ; 2ème vol., p. 205 : „Z. Werner war auch begabt, aber ein ganz verschrobenes Talent, das sich in die verkehrte Richtung immer tiefer hineinarbeitete. […] mystisch, verworren, und wird dadurch unerträglich. Persönlich habe ich den sonderbaren Mann niemals kennen gelernt.“. Le titre allemand du récit de Tieck est Das Schicksal.