Deux autres nouvelles reprennent une structure dramatique tragique, ainsi que des éléments du « Schicksalsdrama » : Le Sabbat des Sorcières (1832) et Vittoria Accorombona (1840). 258 Certes, ces deux œuvres présentent également des affinités avec le genre narratif, ainsi avec le roman historique, ainsi que nous l’avons déjà montré pour Vittoria Accorombona, et ainsi que quelques critiques le soulignent dans le cas du Sabbat des Sorcières. 259 Cette dernière œuvre est aussi très proche du conte tragique comme nous le suggérons dans les annexes au sujet du Sabbat des Sorcières. Il y a, en fait, une hybridité générique fondamentale dans la plupart des nouvelles de Tieck : si nous soulignons dans cette sous-partie un aspect particulier de ces deux œuvres, à savoir leur affinité avec le « Schicksalsdrama », il faut bien garder à l’esprit les autres traits génériques qu’elles présentent. Seule cette perspective ouverte et plurielle peut entrevoir la richesse d’une œuvre. Nous nous contentons ici de présenter l’argument du Sabbat des Sorcières, et renvoyons au développement consacré au roman historique pour consulter l’argument de Vittoria Accorombona.
Le Sabbat des Sorcières : Le chapitre d’exposition dépeint un univers serein centré sur l’héroïne Catharina Denisel, jolie veuve bourgeoise et cultivée, qui sait rassembler autour d’elle des amis d’origines et d’opinions diverses, avec entre autres, les nobles chevaliers de Beaufort, le doyen Marck Dubos, la riche famille de tisserands Shakepeh et le vieux poète Labitte. Très vite, le bonheur initial est troublé par le passé secret de Catharina, un passé hérétique qui rattrape Catharina en vertu du dépit amoureux du doyen Marck Dubos (déçu, il concourt plus tard à précipiter l’insoumise dans les bras de la justice écclésiastique), ainsi qu’au gré de hasards malheureux (pp. 272-273). Ces fautes passées l’entraînent inexorablement vers son châtiment, la mort. L’accompagnent dans cette triste destinée la plupart de ses amis : Labitte meurt à ses côtés sur le bûcher, ainsi qu’une vieille folle du nom de Gertrud, les familles Beaufort et Shakepeh sont dépossédées de leurs biens… et le doyen sombre dans la folie lorsqu’il découvre des papiers de la vieille Gertrud lui révélant qu’elle est sa mère, et que Catharina était sa sœur.
Concernant, tout d’abord, la structure dramatique tragique du Sabbat des Sorcières, nous observons une dynamique analogue à celle de Caprices et Lubies, du bonheur initial au châtiment. De la même façon, nous distinguons aisément une partie à valeur d’exposition (pp. 191-232), l’apparition de premières crises, le nœud de l’action
(pp. 232-357), puis le conflit porté à son paroxysme (pp. 357-458). En effet, on assiste d’abord à la peinture de la quiétude d’Arras, tableau du « jardin » de Catharina, où divers conflits potentiels entre la justice, la noblesse et l’Eglise n’en sont pas moins annoncés. Ensuite, différentes tensions apparaissent : la déclaration d’amour du doyen à Catharina qui s’achève sur des menaces (pp. 232-250), les révélations du passé tumultueux de Catharina (pp. 250-272) et les troubles provoqués par la vieille Gertrud (pp. 272-298). L’arrivée de Köstein, jeune protégé du duc de Bourgogne, dans le cercle de Catharina (pp. 298-326) marque l’intrusion grandissante de la périlleuse sphère politique dans la vie jusqu’alors pacifique des héros. Ainsi, la fête de Schakepeh
(pp. 326-357), au lieu d’être la scène annuelle de gaies festivités, se transforme soudain en un lieu critique marqué par deux affrontements symboliques, entre le doyen et Catharina (l’Eglise et la Femme, le loup travesti en agneau orthodoxe face à l’hérétique vaudoise affublée des atours d’une dame de bonne société), entre Köstein et les Beaufort (la noblesse récente et prestigieuse face à la vieille et modeste noblesse, le parti du duc de Bourgogne contre celui du prince Charles, comte de Charolais). Enfin, l’annonce de premiers emprisonnements, à la fin de la fête, signale l’explosion de ces conflits en puissance. Les emprisonnements ne cessent alors de s’accumuler pour aboutir à l’exécution finale des principaux héros (pp. 357-458).
Il en va de même pour Vittoria Accorombona qui fait se succéder « cinq livres » qui ne sont pas sans évoquer les cinq actes d’une tragédie classique. 260 En effet, le premier livre (exposition) rassemble les principaux personnages à Tivoli en mettant en valeur l’héroïne Vittoria. Dans le second livre (nœud), la famille gagne Rome. Vittoria fait alors face à de premières crises, en repoussant les assaux de plusieurs hommes puissants, ainsi que nous l’avons vu précédemment. Dans le troisième (péripétie), elle s’éprend du comte Bracciano qui tombe lui-même sous son charme. Cette passion, contraire à leurs statuts maritaux respectifs, amorce le dénouement tragique. Dans le quatrième livre (conflit), Vittoria est accusée du meurtre de son époux. En guise de retardement de la catastrophe finale, elle parvient finalement à épouser Bracciano. Dans le cinquième, après de brèves semaines d’intense bonheur passées au bord du lac de Garde, Bracciano meurt empoisonné. À Padoue, c’est au tour de Vittoria et de l’un de ses frères de périr assassinés, tandis que leurs assassins sont arrêtés et condamnés à mort (catastrophe). Notons que le sous-titre de cette œuvre, Un roman en cinq livres, invite à ce rapprochement et trahit son statut hybride, mêlant narration (roman) et cinq parties proches d’actes dramatiques. 261 Soulignons, enfin, que cette proximité générique de la nouvelle Vittoria Accorombona et du théâtre tragique est de plus confortée par Tieck lui-même, qui note, dans sa préface, qu’il s’est inspiré d’une tragédie anglaise de Webster datant du début du XVIIe siècle.
Concernant, enfin, l’affinité de ces deux nouvelles avec le « Schicksalsdrama », certains éléments typiques de ce sous-genre dramatique sont à relever. Dans Le Sabbat des Sorcières, nous pensons évidemment au passé obscur qui rattrape l’héroïne et le doyen : les motifs de l’inceste, du meurtre commis envers un membre (et même deux ici) de sa famille, et de l’inexorable châtiment renvoient à cette tradition.
Dans Vittoria Accorombona, les pressentiments tragiques de l’héroïne accompagnent toute l’action, donnant l’impression qu’un destin funeste viendra tôt ou tard la frapper. Sa vision très précise de sa violente mort future invite à un rapprochement avec le « Schicksalsdrama », où le héros est de facto persécuté par une puissance supérieure, et promis à une fin tragique.
Et, à l’heure de son trépas, c’est bien le destin qu’elle reconnaît sous les traits de ses meurtriers :
Les rares articles critiques consacrés à Vittoria Accorombona soulignent d’ailleurs précisément le « poids du destin » dans cette œuvre qui ne « laisse presque plus aucun rôle au hasard ». 266
Y-a-t-il pour autant une distance ludique de ces textes envers l’architexte de la tragédie et du « Schicksalsdrama » ?
Concernant Vittoria, le ton particulièrement tragique de l’issue de la nouvelle ne laisse guère de place à la parodie. D’une façon générale, si Tieck joue ici avec le genre de la tragédie et du « Schicksalsdrama », c’est d’une façon plus empathique qu’ironique. La scène de la mort de Vittoria est ainsi dépeinte avec beaucoup de grandeur et de noblesse, ainsi qu’il en va précisément dans les grandes tragédies. Toutefois, l’auteur n’a pas pour autant privé cette œuvre de toute « légèreté ». En effet, le second livre, ainsi que le note Marianne Thalmann, présente plusieurs « scènes burlesques » analogues à celles que nous avons précédemment esquissées dans notre sous-partie consacrée à la comédie. 267 La présence d’éléments comiques dans cette œuvre proche de la tragédie et du « Schicksalsdrama », opère ainsi une certaine forme de distanciation avec le destin solennel et pathétique de l’héroïne.
Dans Le Sabbat des Sorcières, on observe aisément un jeu humoristique de l’auteur avec le genre tragique : en effet, la nouvelle s’achève justement sur une « comédie ».
La tragédie d’Arras se clôt sur une « comédie ». Ce changement de ton est frappant à l’issue de cette nouvelle : il en va de même avec la « bouffonnerie » de Guntram, qui, par sa mascarade de diablotin, terrifie l’évêque et met de la sorte un terme à l’inhumanité de la justice et de l’Eglise (pp. 453-455) :
Le narrateur démythifie ici la dimension tragique de la nouvelle : l’alliance de la « tragédie » et de la « bouffonnerie » aboutit à une tonalité « grotesque », à un mélange des genres qui, selon lui, est seul susceptible de convenir à des protagonistes barbares et insensés. Nous le voyons une fois de plus : la reprise générique ne s’opère jamais sans distanciation.
Der Hexensabbath, Vittoria Accorombona .
Christine Harte, 1997 ; Isabelle Durand-Le Guern, 2000.
Dans son article consacré à cette nouvelle (1994), Judith Purver note : „Das Thema des Verfalls durchzieht den ganzen Roman.“.
Vittoria Accorombona . Ein Roman in fünf Büchern.
Wolfgang F. Taraba, 1963, p. 349 : „Was uns darüber hinaus auffällt, ist das Ausmaß an Konzentration, mit dem Tieck erzählt. [...] Vittoria Accorombona ist in jedem Sinne vollendet; keine Akkorde werden angeschlagen, die nicht auch ausgeführt werden. [...] Das verleiht seinem Roman nicht nur Wirklichkeitsnähe, sondern auch Schicksalsschwere. Die Rolle des reinen Zufalls ist beinahe gänzlich ausgeschaltet.“. Remarque identique chez Judith Purver (1994): „Im Laufe des Romans wird das ‚Schicksal’ häufiger erwähnt. Dieser Begriff ist eng mit den zahlreichen bösen Vorahnungen und Voraussagen des Unglücks verknüpft, die sich durch den gesamten Text ziehen...“.
Marianne Thalmann, 1960, pp. 151-152 : „So wie im Fortunat ist auch hier die Komik der kleinen Welt entwickelt und rundet den Roman nach dieser Seite hin aus. Es sind die bekannten burlesken Szenen, die mit dem Komödiendichter Tieck bis ans Ende seines Lebens aushalten. [...] Das zweite Buch, das ohne poetische Einlagen ist, füllt sich mit zwei komischen auf, während das vierte ohne komische Einlagen mit zwei poetischen beschwert ist, wodurch Buch zwei an Leichtigkeit und vier an Tragik zunimmt.“.