Remarques préalables sur le statut lyrique de La Cloche d’Aragon

Quelques précautions oratoires sont nécessaires avant que nous n’évoquions en détail l’affinité de la « nouvelle » intitulée La Cloche d’Aragon avec le genre lyrique. Tout d’abord, si statut lyrique de la « nouvelle » il y a, cela concerne avant tout le « romance » éponyme qui s’y trouve enchâssé (p. 353) et occupe plus des quatre cinquièmes de l’œuvre. Nous concentrerons précisément notre réflexion sur ce passage en soulignant sa musicalité, phénomène propre au genre lyrique.

Ce faisant, nous occulterons consciemment dans cette sous-partie les aspects épiques (comme la présence d’un narrateur) et parfois dramatique (comme la structure axée sur l’évolution de l’action) que poètes et chercheurs assignent à ce sous-genre souvent considéré comme hybride. Ainsi, dans ses notes au sujet du Divan occidental-oriental, Goethe déjà mettait en exergue cette polyphonie générique fondamentale de la « ballade », quasi synonyme de « romance » au début du XIXe siècle en Allemagne : 272

Un non moins célèbre compositeur en la matière, Bürger, 274 qualifia « ballades » et « romances » de lyrisme épique, tandis que deux siècles plus tard, les chercheurs ne cessent d’entretenir la controverse à ce sujet – pour ne citer qu’eux, Käte Hamburger penche ainsi plutôt pour le genre épique, Walter Müller-Seidel pour le genre lyrique. 275 Ce n’est pas ici le caractère multiforme complexe du « romance » qui nous intéressera ici, bien qu’il intervienne à la fin de cette sous-partie, mais bien le caractère proprement lyrique de la nouvelle de Tieck, La Cloche d’Aragon, et donc particulièrement celui de son « romance » éponyme, afin de mettre en évidence une nouvelle affinité générique de la nouvelle chez Tieck avec une autre forme littéraire, relevant, cette fois-ci, du genre lyrique.

Considérée dans son ensemble, l’œuvre n’en présente pas moins une affinité certaine avec le genre lyrique : en effet, le « romance » proprement dite et le récit-cadre où elle s’intègre, pourraient fort bien s’apparenter à une véritable mise en scène du « romance », id est à une évocation écrite de ses conditions d’énonciation typiquement orales, à une mise en place de son poète et de ses auditeurs avant et après l’énonciation du « romance » stricto sensu. D’autant que nous ne trouvons pas dans ce « romance » au sens propre une introduction et une conclusion énoncées par le narrateur comme cela est souvent l’usage dans ce sous-genre. 276 En d’autres termes, cette nouvelle de Tieck dans son ensemble peut être lue comme l’évocation d’un « romance ». Nous aurions bien ainsi une œuvre à la charnière de la « nouvelle » et du « romance ». Comprenons en ce sens aussi, les paroles qu’adresse son liseur fictif aux auditeurs fictifs et réels en guise d’introduction : « Et accueillez ainsi avec toute votre bienvaillance cette nouvelle […] que j’ai composée à la façon d’un romance et qui porte […] le nom de La Cloche d’Aragon. ». 277 Tout comme la désinvolture avec laquelle un auditeur assimile « romance » et « nouvelle » à l’issue de la lecture des vers en question. 278 C’est bien ce rapprochement ostentatoire de la « nouvelle » et du « romance », deux formes littéraires généralement distinctes, qui nous intéressera ici dans le cadre de notre réflexion sur le jeu avec les genres.

Penchons-nous à présent plus précisément sur ce « romance » enchâssé et observons de quelle manière il met en œuvre trois éléments récurrents du lyrisme : l’harmonie phonétique ou sonore (l’euphonie), l’harmonie prosodique ou rythmique, et le goût des images poétiques (la tropicité).

Notes
272.

Tieck lui-même alterne allègrement les deux appellations au sujet du célèbre poème de Schiller « Le Plongeur » (1797) dans la nouvelle L’Homme-poisson (1835), sorte de prélude à La Cloche d’Aragon : « Ballade » (vol. 21, p. 14, p. 16), « Romanze » (vol. 21, p. 16). Leur proximité générique y est bien sensible.

274.

Gottfried August Bürger, Aus Daniel Wunderlichs Buch, 1776 (in : Gottfried Weißert, 1993, p. 67) : „Gar herrlich und schier ganz allein läßt sich hieraus der Vortrag der Ballade und Romanze oder der lyrischen und episch-lyrischen Dichtart – denn beides ist eins! und alles Lyrische und Episch-Lyrische sollte Ballade oder Volkslied sein! – gar herrlich, sag’ich, läßt sich daraus erlernen.“. « Lenore » (1773) a consacré la gloire de Gottfried August Bürger (1747-1794) comme père de la « Kunstballade » germanophone, forme littéraire qui prit ensuite tout son essor au XIXe siècle

275.

KäteHamburger, 1957; Walter Müller-Seidel, 1980, pp. VII-XVI.

276.

Gottfried Weißert, 1993, p. 15 : „Typisch ist für die Ballade, wenn der Erzähler am Ende des Berichts auftaucht.“.

277.

p. 352 : „Und so nehmen Sie, ohne geschichtliche Kritik, diese Novelle gütigst auf, die ich neulich im Ton der Romanze niedergeschrieben habe, und welche ebenfalls, wie jene von Bilella, den Namen führt: Die Glocke von Aragon.“.

278.

p. 409 : „Gut aber, daß mein Mann die Romanze oder die Novelle nicht drucken läßt.“.