Euphonie

Dans son ouvrage Théorie des genres littéraires, András Horn distingue essentiellement deux formes d’euphonie ou harmonie sonore souvent présentes dans le genre lyrique : la récurrence de mêmes sonorités (la rime, l’allitération et l’assonance) et le symbolisme musical (au sens de « Klangsymbolik »). 279 Illustrons ces phénomènes à travers des exemples choisis dans le romance de Tieck. 280

Dépourvu de rimes finales, ce romance n’en présente pas moins la première forme d’euphonie énoncée par Horn, et ce, dès le début du poème qui instaure une authentique mélodie. En effet, les deux premiers quatrains reprennent sensiblement les trois voyelles-clefs du titre du romance Die Glocke von Aragon, id est a, o et i, selon leurs réalisations à la fois brèves (/a/, /I/) et longues (/α:/, /i:/), peu fermées et peu ouvertes (/o:/, /o/), et forment ainsi un écho vocalique assez comparable à un air musical qui déploie le thème général annoncé :

Simultanément, les autres éléments vocaliques présents (/ε/, /ε :/, /aU/ et /œ/) font entendre une voix plus ténue pour ensuite prendre davantage d’ampleur dans les quatrains suivants :

Ces motifs, d’abord mineurs, modulent la mélodie initiale qui elle, dans un mouvement inverse, s’atténue ensuite, sans cependant disparaître tout à fait : « Huesca » (v. 9),
« Wo die » (v. 11, v. 12, sonorités soulignées par l’anaphore qui pourrait être comparée à un forte en musique), « ritt » (v. 10). S’instaurent ainsi une cohérence harmonieuse et une succession fluide de motifs vocaliques, tour à tour puissants, puis doux, phénomène sonore qui n’est alors pas sans évoquer celui de mélodies musicales. Ce phénomène d’écho assonancé est d’ailleurs caractéristique du « romance espagnol », type de « romance » auquel le narrateur de la nouvelle fait implicitement et explicitement référence, par le choix méditerranéen de son sujet d’abord, 282 par l’évocation également du célèbre écrivain et poète dramatique espagnol Lope de Vega (1562-1635) comme source d’inspiration. 283

Qu’en est-il du « symbolisme musical » dans ce « romance » ? Songeons aux passages guerriers : les occclusives /k/, /t/, /g/ (appelées aussi, de façon parlante, « explosives » en allemand) y dominent alors nettement. Ces consonnes « dures » sont souvent employées en poésie pour refléter sur le plan sonore des scènes ou sentiments de colère et d’agressivité. 284

A contrario, l’idylle monacale de Ramiro, empreinte de piété, de quiétude, d’humilité et de bonté, apprécie la fluidité de la labiale /l/ et la douceur des constrictives /f/ et /ç/, sonorités consonantiques plus à même d’évoquer la douceur de cet univers :

Ces exemples succincts illustrent à titre paradigmatique le recours à deux procédés sonores typiques du genre lyrique dans le « romance » de Tieck : assonance et symbolisme musical créent une sensation d’euphonie, une impression d’harmonie, de cohérence et d’ « équivalence » phonétiques à la lecture de l’œuvre, sensation particulièrement sensible dans le genre lyrique. Notons que ce jeu des sonorités est d’autant plus perceptible dans le cadre d’un « Vortrag » oral, déclamatoire, qui recourt à toutes sortes de procédés pour souligner, dramatiser et pathétiser le récit.

Notes
279.

András Horn, 1998, pp. 19-34 : Horn évoque l’ « équivalence horizontale » pour la récurrence de mêmes sonorités qui évolue sur l’axe syntagmatique (à la suite de Roman Jakobson), d’« équivalence verticale » pour le symbolisme musical qui met en œuvre l’axe paradigmatique (à la suite de Roland Posner et son étude sur les « Chats » de Baudelaire). 

280.

À titre exceptionnel, dans cette sous-partie qui s’intéresse à l’harmonie sonore de la langue employée dans le « romance », nous citons des vers non traduits, la traduction étant à l’évidence difficilement en mesure de retranscrire précisément la sonorité originale des mots de la langue-source. À titre indicatif cependant, afin de situer sémantiquement ces passages, leur traduction figure en note de bas de page.

282.

Rare différenciation entre « romance » et « ballade » à l’époque de Tieck, l’on reconnaît au premier des origines plus méridionales, « romanes », à la seconde des sources nordiques plus sombres (Gottfried Weißert, 1993, p. 3). Quant à l’emploi de l’assonance dans le « romance » espagnol, on peut citer l’exemple d’une tragi-comédie de Lope de Vega, Le chevalier d’Olmedo (1641), où les sons í et a sont repris tout au long de l’œuvre, notamment à la faveur de la même terminaison des imparfaits de l’indicatif.

283.

p. 408.

284.

András Horn, 1998, p. 31: „So werden etwa bei der Bildung der „harten“ Konsonanten (k, t, r) die Sprechmuskeln heftiger angespannt, ja verhärtet, was wohl bereits in sich eine assoziative Verbindung herstellen kann zwischen ihnen und dem Angespanntsein und der Härte, die wir an anderen und an uns selber erleben, wenn es um symbolischen oder tatsächlichen Kampf geht oder um aggressive Seelenzustände, Haltungen, gar Äusserungen, die an sich in einen solchen Kampf münden könnten.“