Outre l’harmonie sonore, ce « romance » met aussi en œuvre une harmonie prosodique ou rythmique typique du genre lyrique. Celle-ci découle de deux phénomènes conjoints : le recours à une strophe et un mètre réguliers, et simultanément leurs réalisations rythmiques plus ou moins régulières. En effet, comme dans le cas de l’harmonie sonore, si le phénomène de régularité flatte l’oreille du récepteur, le berce jusqu’à le plonger dans un état proche de l’« hypnose », ainsi que le suggèrent certains chercheurs, celui de l’irrégularité savamment orchestrée en modulent la monotonie, écartent l’éventuelle atonie qui pourrait aisément en résulter. 288 La notion sous-jacente de mélodie musicale se fait ici une nouvelle fois sentir.
Remarquons ainsi que l’emploi de strophes dans La Cloche d’Aragon se soumet à cette problématique générale : il y a bien, d’une part, régularité strophique en soi, dans la mesure où le poète use presque exclusivement de quatrains, 289 et d’autre part irrégularité dans l’agencement général de ces strophes. En effet, quinze épisodes regroupant différents nombres de strophes se succèdent. Les plus petits ensembles en comptent huit (le deuxième et troisième épisodes), le plus ample cinquante-huit (le onzième) : s’il y a régularité au niveau de la microstructure strophique, il n’y en a donc pas à celui de la macrostructure. Le poète assure par la première une cohérence consonante, homophonique à l’ensemble du texte, mais la seconde lui ménage des libertés polyphoniques nécessaires à l’expressivité de l’œuvre. Allegros et adagios se succèdent comme dans en musique, chassant toute monotonie rythmique, et reflétant simultanément les tonalités propres à chaque scène : symboliquement, les scènes martiales, évoluant sur un rythme plus enlevé, apparaissent plus concises, tandis que les passages méditatifs ménagent généralement des pauses plus longues au lecteur.
Il en va de même du mètre employé dans le« romance » de Tieck. Certes, le tétramètre trochaïque, mesure à quatre temps, que redouble pour ainsi dire l’emploi de quatrains, semble d’une redoutable régularité. Typique du « romance » espagnol, tout comme cette strophe plutôt caractéristique du « romance » ou « ballade » germanophone de la première moitié du XIXe siècle, ce vers met finement en exergue certaines figures de style qui à leur tour donnent du relief et de la nuance au sens des mots. 290 Songeons par exemple à cette anaphore que rend d’autant plus sensible la rigueur du vers et de la strophe :
Cette triple régularité imprime un ton particulièrement accusateur à ce passage qui fait le réquisitoire du Malin. L’excès de régularité prosodique confère ici aux mots davantage d’expressivité : il s’agit bien d’un rythme, et non plus seulement d’une mesure, qui s’impose à l’oreille de l’auditeur, ce sont bien des émotions, et non plus seulement de froides déclarations. De la même façon, les phénomènes de syncope (au sens de « Hebungsprall ») et d’enjambement, qui génèrent a contrario un défaut de régularité et modulent par là-même le caractère répétitif du mètre et de la strophe, donnent vie et sentiments aux lettres inertes : ainsi les élisions « blut’ge » (p. 371,
p. 406), « gewalt’gen » (p. 406), qui font disparaître un temps faible du mot pour respecter la régularité prosodique du vers, mettent simultanément en valeur ses occlusives et ainsi sa dureté sonore, reflet symbolique de la rudesse des réalités mortifères qu’il désigne. Ainsi un enjambement strophique mime le procès évoqué sur le plan sémantique : à la façon de la flèche qui prend son envol pour se figer dans le cœur d’un héros, le sujet et le complément circonstanciel de lieu ne sont réunis qu’au terme d’une respiration strophique (« […] im Herzen // Stak das Eisen. […] »).
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L’effet dramatique et inéluctable de la scène en sort renforcé.
Ces quelques exemples pourraient être multipliés à l’infini. Ils sont pour nous le témoignage emblématique d’un aspect de la musicalité du « romance » de Tieck, celui de son rythme expressif, et ainsi du rapprochement qu’il opère entre « nouvelle » et genre lyrique.
András, Horn, 1998, p. 41.
Seule exception, un tercet (p. 383, 10. Ramiro als Krieger), reflet amusé peut-être de la perte d’équilibre du souverain sur sa monture…
Uhland et Heine sont particulièrement friands de « romances » en quatrains : citons, parmi leurs plus célèbres, Ver sacrum (1829) et Die Grenadiere (1819). Concernant l’emploi du trochée, nous renvoyons à Gottfried Weißert, 1993, p. 3.
p. 353 : 1. Don Pedros Sieg, vers 16-17, « En son cœur / Se figea le fer. ».