Tropicité

Outre la musicalité sonore et prosodique, le genre lyrique déploie ce que nous pourrions qualifier de musicalité sémantique par son recours typique aux figures de signification ou tropes. En effet, les tropes sont, d’une part, un mode d’expression privilégié à même de livrer, par le recours à des images uniques, une représentation authentiquement subjective du monde, et d’autre part, elles sont le mode de réception le plus « originel » du lecteur ou auditeur, leur langage imagé faisant moins appel à la « raison » qu’aux « émotions » et à l’« imagination » de leur interprète. 293

Les tropes sont nombreux et variés dans le romance de La Cloche d’Aragon : nous en trouvons une dizaine, dont les deux plus importants, métaphore et métonymie. À la façon de l’euphonie et du rythme, ils donnent du relief, de l’expressivité aux mots, les chargent d’un sémantisme plus riche et complexe, plus universel également, et renforcent le caractère proprement lyrique du récit. Dans ce « romance », ils permettent essentiellement d’articuler avec une certaine harmonie l’une des oppositions sémantiques fondamentales qui le sous-tendent : la dualité entre vrais et faux héros de la Chrétienté. Ainsi les métaphores végétales rendent particulièrement sensible l’antagonisme qui oppose Alonso à son frère Ramiro : le premier, par une métaphore digne du Léviathan de Hobbes, 294 évoque un état de nature régi par la loi du plus fort et défend ainsi implicitement ses propres valeurs, l’utilitarisme et le despotisme, a contrario, le second se réfère au motif de la vigne dans une métaphore filée qui déploie les trois vertus théologales de la charité, de la foi et de l’espérance.

Le recours à des images atemporelles de la Nature donne au conflit fraternel une dimension presque cosmique, le range au nombre de ces affrontements multiples et incessants auxquels se livrent les Forces éternelles du Mal et du Bien, de la Mort et de la Vie, de Thanatos et d’Eros. De même, les métonymies, « Tout Huesca gémit… »
(p. 356), « Eglises et monastères gémissent... » (p. 359), qui accentuent la tonalité tragique de certaines scènes en proie à ce même conflit, confèrent aux sentiments exprimés de plus amples dimensions, aptes à émouvoir profondément la sensibilité des lecteurs ou auditeurs.

Évoquons brièvement quelques autres tropes présents dans l’œuvre qui nourrissent la même problématique.

Dans la continuité des traits de caractère antagonistes que nous venons d’évoquer au sujet d’Alonso et de Ramiro, nous pouvons ajouter les procédés de personnification, d’anthropomorphisme, de périphrase et de comparaison. Dans La Cloche d’Aragon, les deux premiers soulignent le côté bestial et arrogant d’Alonso et de ses guerriers : « Soif de combat, désir de conquête/ Aiguillonnent les héros espagnols » (p. 358), 297 « Oh toi, Outrecuidance, toi la Fière/ Qui ceint les cœurs d’orgueil… » (p. 372), 298 « … son cœur se rit des périls. » (p. 371). 299 A contrario, la périphrase met en avant la vénération de Ramiro pour le divin : 

Enfin, le procédé de comparaison est employé à plusieurs reprises pour décrire leurs attitudes respectives. Ainsi, lorsque les Maures, tels « une muraille », encerclent les guerriers d’Alonso, une vague de « terreur » déferle sur ces derniers à la façon d’un « orage de grêle sur un champ de blé ». 301 L’image qui rassemble « grêle » et « brins de blé » rend plus sensible au lecteur-auditeur l’extrême impuissance physique et morale des guerriers espagnols à cet instant. Nous sommes par là-même bien loin de l’évocation glorificatrice du chevalier martyre chrétien, heureux de sacrifier sa propre Chair pour défendre l’Esprit du Christ. D’ailleurs, le sort final réservé à Alonso, qui disparaît sans laisser nulle trace et sans recevoir ainsi les divins sacrements, va bien dans le sens de cette interprétation (p. 373). À l’inverse, Ramiro, authentique chrétien, est empli d’un sentiment d’isolement moral, non parmi les Maures, mais parmi ceux qui sont censés être les siens, i.e. la Cour et ces mêmes guerriers évoqués plus haut : l’image à laquelle il recourt pour dépeindre cet abandon rappelle celle de l’enfermement utilisée plus haut.

Ce parallélisme souligne, dans une harmonie sémantique, l’altérité qui existe entre les deux frères : l’aîné Alonso n’envisage son combat contre les Maures que comme une conquête militaire et non comme la quête du salut de son âme, au contraire du cadet Ramiro qui souffre de l’incroyance de son propre peuple dissimulée sous des semblants de courage.

Songeons aussi aux autres scènes mortuaires dans La Cloche d’Aragon qui déclinent, à travers tous les souverains qui se succèdent, ce même antagonisme, et ce, toujours au moyen de tropes. Ainsi, la mort de Don Sancho, seul souverain chrétien du « romance » qui recommande alors son âme à Dieu, s’assortit, d’une façon implicitement laudative, d’un euphémisme : « … dans un râlement/ Son esprit le quitta… » (p. 353). 303 Il en va autrement de la prémonition de la mort de son fils Don Pedro qui se double de l’autonomase « vainqueur d’Huesca » (p. 357), figure qui souligne alors cruellement la vanité de victoires guerrières lorsqu’elles ne s’assortissent pas de foi authentique. 304 Tout comme de la scène particulièrement macabre de la cloche qu’anticipe l’allégorie mimée des lys décapités, tableau particulièrement cru du sort réservé aux félons dont la noblesse n’est que « fier » apparat. 305

Nous observons ainsi un recours relativement récurrent à la tropicité dans le « romance » enchâssé : comme dans le cas de l’euphonie et du rythme, ce phénomène réunit en lui cohérence et différence, thème et variations. En effet, si l’enjeu de tous ces tropes reste sensiblement le même - dépeindre avec expressivité l’antagonisme fondamental qui oppose vrais et faux défenseurs de la foi chrétienne, problématique typique de la littérature du Moyen-Âge dont cette œuvre du XIXe siècle s’imprègne -, leurs réalisations sont multiples. La réunion de ces deux facteurs constitue, à côté de l’harmonie sonore et prosodique, une source supplémentaire d’harmonie, sur le plan sémantique cette fois.

S’il y a bien reprise d’éléments propres au lyrisme, n’observe-t-on pas également un mouvement de distanciation dans ce romance de Tieck ? Comme nous l’avons souligné dans les « remarques préalables sur le statut lyrique de cette nouvelle », il s’agit en l’occurrence d’un « romance » enchâssé dans un récit-cadre. Certes, le caractère oral de ce récit peut prêter à des rapprochements génériques avec la situation d’énonciation du « romance ». Toutefois, une interprétation aussi restrictive ne reflète guère le « génie » de Tieck dans sa totalité : s’il excelle en effet « sérieusement » dans divers genres littéraires, il ne faudrait point omettre la dimension « ludique » d’une telle activité. 306 En effet, son narrateur lui-même la souligne d’emblée :

Dans ces premières pages, c’est bien le champ lexical du divertissement qui domine dans cette évocation de la littérature : les termes « divertir », « plaisirs », « plaisant », « amusement » et « attrayantes » en témoignent sans la moindre ambiguïté. Conté par Eßling, sans doute un sosie fictif de Tieck, le « romance » de « la Cloche d’Aragon » relève ainsi d’un goût pour l’objet littéraire comme source de plaisir et de distraction. De plus, la persistance d’irrégularités formelles, comme le dissonant tercet évoqué précédemment, nuance également un jugement esthétique tenté de qualifier La Cloche d’Aragon de « romance » ou « ballade » exemplaire : certes, notre auteur maîtrise son sujet et ses formes, mais l’addition de quelques effets forts ne fait sans doute pas tout. 308 « Romance » certes, mais surtout jeu avec le « romance », celui-ci étant finalement davantage un instrument qu’une fin en soi, une mise en scène du tragique pour le bon plaisir des auditeurs tant fictifs… que réels, à une époque où ces derniers se montrent particulièrement friands des nombreux « romances » et « ballades » que les écrivains leur proposent alors en Allemagne. 309

Notes
293.

Andràs Horn, 1998, p. 20 : „ Bilder sind überhaupt die Hauptmittel der lyrischen Subjektivität, die Welt (auch ihre eigene innere) in sich zu brechen, auf eine prägnante und anschauliche Weise Welt [...] und sich selber zu vermitteln...“; p. 50 : „[...] das dichterische Bild [ist] einerseits anthropologisch notwendig, andererseits beileibe keine Spielerei des Verstandes, vielmehr nichts Geringeres als die Ursprache der Seele.“; p. 52 : „... die Bilder der Dichtung, vor allem Metapher und Metonymie [sind] keineswegs blosser Schmuck...“.

294.

Paru en 1651, cet ouvrage anglais est l’œuvre de cet auteur que l’adage « homo homini lupus » rendit célèbre.

297.

Se reporter aux précédents paragraphes sur l’euphonie pour la version originale de cette personnification.

298.

„ O du Sicherheit, du stolze,/ Die mit Übermut die Herzen/ Panzerst...“ (Personnification).

299.

„… sein Herz lacht der Gefahren.“ (Anthropomorphisme).

301.

p. 372 : „Rings umzingelt von Ungläub’gen,/ [...] sieht [Alonso]/ Von dem Waffenglanz der Moslem// Sich umlagert wie von Mauern, [...] // Und wie Hagelschau’r im Kornfeld/ Prasselnd niederschlägt die Halme,/ So fällt blind Entsetzen, Grauen,/ Schauder in das Heer der Christen.“.

303.

„... im Todesröcheln/ Floh sein Geist“.

304.

„Aber schon war es beschlossen/ In dem hohen Rate Gottes,/ Daß der Sieger von Huesca/ Nicht die große Stadt erringe.“.

305.

p. 401: „Nimmt der alte Narr sein Stäbchen,/ [...] // Und haut um sich die Lilien,/ Die so stolz und herrlich standen,/ Rother Mohn erhob die Häupter,/ Alle die schlug er zu Boden, // Daß die weißen Lilienblumen,/ Und vom Mohn der volle Purpur,/ Zwischen Unkraut und den Gräsern/ So wie Mond und Sterne lagen.“.

306.

Rudolf Köpke, 1855, vol. 2, p. 238 : Die Ironie, „von der ich spreche, ist ja nicht Spott, Hohn, Persiflage, oder was man sonst der Art gewöhnlich darunter zu verstehen pflegt, es ist vielmehr der tiefste Ernst, der zugleich mit Scherz und wahrer Heiterkeit verbunden ist.“ Ce rapprochement apparemment paradoxal, mais typique et fondamental chez Tieck, de la «gaieté» et de la «gravité», sera commenté plus loin dans la troisième partie de notre travail.

308.

Se reporter à la sous-partie consacrée au mètre et au rythme.

309.

Hartmut Laufhütte, 1991; Winfried Woesler, 2000. Notons que Die Glocke von Aragon est une exception générique dans notre corpus de nouvelles : nulle autre œuvre de cette période ne s’inspire du genre du romance.