Nous avons déjà mis en lumière les rapprochements possibles entre la nouvelle de Tieck L’Érudit et l’architexte du conte populaire : en effet, plusieurs éléments relatifs aux personnages et à la dynamique narrative y prêtent. Nous ne reprendrons pas ici ce qui a par ailleurs déjà été écrit, nous nous contenterons de présenter ce qui évoque très précisément un conte des frères Grimm, en l’occurrence Cendrillon.
En fait, deux scènes-clefs de la nouvelle de Tieck rappellent de nombreux détails du conte de Grimm : la scène d’exposition (pp. 5-15), et la scène finale (pp. 33-42) des fiançailles. Concernant la constellation des personnages, nous avions en effet souligné l’opposition entre vraie et fausse héroïne de conte dans la nouvelle de Tieck. Il faut également noter qu’elle reflète, dès les premières pages, plus particulièrement la constellation des personnages de Cendrillon. En effet, même si la mère d’Helena n’est pas sa belle-mère comme dans l’hypotexte de Grimm, elle porte les mêmes attributs que celle-ci, la coquetterie et la préférence qu’elle accorde à ses deux autres filles (p. 7,
pp. 38-39). Antoinette et Jenny sont elles-mêmes les reflets parfaits des belles-sœurs du conte de Grimm : uniquement préoccupées de leur toilette et d’un avenir financier brillant (pp. 5-6, p. 33, pp. 39-40), ellesn’appréhendent leurs futurs époux que sous l’angle du beau parti et se montrent assez dures envers leur sœur Helena qu’elles traitent ni plus ni moins comme leur servante attitrée. Celle-ci, au contraire des précédentes figures féminines, est reléguée aux tâches ménagères : sa tenue simple se marie bien avec la pièce de la cuisine qu’elle fréquente assidûment pour satisfaire sa famille, lorsqu’elle ne vaque pas à des travaux de couture. Le modèle de Cendrillon, reléguée au coin du feu pour les tâches domestiques, est vraiment très proche. D’autant qu’Helena est présentée comme la seule personne pieuse de sa famille à l’instar de Cendrillon qui prie sur la tombe de sa mère.
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Il faut noter aussi que la scène d’exposition se focalise sur le départ de la famille qui se réjouit de participer à des mondanités, dont précisément un bal (p. 7). Helena, bien sûr, n’est alors pas de la partie, mais en l’absence de sa famille, elle transgresse leur interdiction de quitter le logis, ainsi que le fait Cendrillon lorsqu’elle se rend secrétement au bal. Helena gagne un lieu qui lui semble digne d’un « conte » (p. 9), id est la bibliothèque et le bureau de l’érudit, ce personnage qui joue justement le rôle du « prince ».
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C’est ensuite la scène des fiançailles qui rappelle beaucoup la rencontre de Cendrillon et du prince charmant. L’érudit passe la bague de fiançailles au doigt de l’héroïne, et non à celui de sa sœur aînée, ainsi que tout le monde l’escomptait. Nous retrouvons la même surprise des belles-sœurs au bal du prince dans le conte de Grimm, lorsqu’elles voient apparaître subitement la belle princesse qui n’est autre que Cendrillon. Et de la même façon que le prince repousse par trois fois tous les danseurs désireux de s’emparer de sa jolie compagne (« C’est ma danseuse ») et fait la promesse solennelle de n’épouser nulle autre jeune fille que celle capable de mettre au pied l’escarpin d’or abandonné, l’érudit écarte résolument l’idée de changer de fiancée (p. 39) en évoquant l’engagement qu’il a pris auprès d’Helena. De plus, cette scène où il prie avec insistance la famille réticente de faire venir sa promise de la cuisine (p. 38), évoque on ne peut mieux celle où Cendrillon quitte ses travaux domestiques après que ses sœurs aient vainement essayé l’escarpin en or. Enfin, on pourrait voir une équivalence à l’escarpin en or dans le motif de la feuille de brouillon que dérobe Helena dans le bureau de l’érudit en son absence. En effet, cette feuille précieusement conservée s’échappe du corsage d’Helena juste après le déjeûner des fiançailles et elle doit avouer à son futur époux sa présence passée dans son bureau (pp. 41-42), témoignage de ses sentiments pour lui. L’érudit est comblé (p. 42), à la façon du prince ivre de joie qui vient de constater que l’escarpin s’ajuste à merveille au pied délicat de Cendrillon. Feuille de papier et escarpin sont, en effet, les seules preuves de la transgression de l’interdit par l’héroïne le soir du bal, et ce faisant, les signes uniques des sentiments amoureux que l’héroïne porte au héros.
Der Gelehrte, p. 8 : „Auch war das ihre Freude, dass sie in der Einsamkeit beten konnte, welches am Tische ihrer Eltern, die in allen Dingen vornehm sein wollten, niemals geschah.“.
p. 9 : „Begebenheit, die [...] fast für ein Märchen gelten konnte“.