En nommant sa nouvelle Joies et Souffrances musicales, Tieck invite le lecteur et le chercheur à une interprétation intertextuelle : en effet, il reprend le titre de la première apparition narrative d’un personnage-clef de l’œuvre d’Hoffmann, « Souffrances musicales du maître de chapelle Johannes Kreisler ». 324
Quand bien même ce détail (de taille.) peut échapper à la lecture, la constellation des personnages que Tieck articule ensuite dans sa nouvelle, est beaucoup moins susceptible de ne pas rappeler l’univers d’Hoffmann. De fait, dès les premières pages de Joies et Souffrances musicales (p. 283), le lecteur se trouve confronté à trois personnages emblématiques de l’œuvre d’Hoffmann, en l’occurrence un maître de chapelle, une chanteuse à la voix merveilleuse et un mélomane. Le maître de chapelle évoque l’illustre Johannes Kreisler, personnage récurrent chez Hoffmann, l’éblouissante chanteuse l’une de ses nombreuses héroïnes douées pour le chant, et enfin le mélomane le personnage non moins fréquent du « voyageur enthousiaste ». En effet, ce dernier joue, par exemple, un rôle central dans les nouvelles musicales Don Juan et Le Conseiller Krespel. 325 On voit ainsi qu’il s’agit de trois personnages incontournables de l’œuvre narrative d’Hoffmann et que Tieck ne saurait avoir ignoré : d’ailleurs Le Conseiller Krespel est intégré au recueil des Frères Sérapion, lui-même publié de 1819 à 1821 chez Reimer, le principal éditeur des nouvelles de Tieck. 326
Cette invitation à l’intertextualité nous apparaît d’autant plus sensible que les personnages du « voyageur enthousiaste » et de la chanteuse sont démultipliés chez Tieck qui propose, lui, pas moins de quatre mélomanes, et trois chanteuses en une seule nouvelle. Il s’agit d’abord de Kellermann, puis du jeune comte, enfin du vieux chanteur italien et du vieux musicien Hortensio. Concernant Kellermann, songeons à sa toute première apparition (p. 285) où il témoigne son admiration au maître de chapelle et lui fait part de son impatience à assister à son opéra. Au sujet du comte, remémorons-nous les paroles du baron Fernow à son endroit :
De la même façon, le personnage qui accompagne le jeune comte, à savoir, le vieux chanteur italien, a passé sa vie sur la scène musicale (pp. 307-309), et le compositeur Hortensio est également présenté comme « enthousiaste » (p. 308). En ce qui concerne les chanteuses, il s’agit de la prima donna du maître de chapelle (p. 289, p. 291,
pp. 317-318 entre autres), d’Isabelle, la « cara » du chanteur italien (p. 307), et enfin, de Julie, la talentueuse fille d’Hortensio.
Or précisément, la nouvelle d’Hoffmann intitulée Le Sanctus et publiée en décembre 1816, id est deux mois avant la lettre de Tieck réclamant à Reimer les nouveautés de cet auteur, rassemble ces trois personnages emblématiques du maître de chapelle, de la chanteuse et de l’enthousiaste. De plus, l’une des chanteuses de la nouvelle de Tieck porte précisément le même prénom que l’une présente dans Le Sanctus, Julie. 328
En outre, au niveau de la dynamique narrative, la nouvelle de Tieck évoque beaucoup celle d’Hoffmann. Souvenons-nous, en effet, que Le Sanctus se compose d’un récit-cadre rassemblant maître de chapelle, enthousiaste, chanteuse du nom de Bettina, et d’un récit enchâssé narré par l’enthousiaste, qui met en scène une chanteuse maure Zulema (alias Julia pour les chrétiens) et deux prétendants, l’un, maure, du nom d’Hichem et l’autre, chrétien, Aguillar. Certes, le récit-cadre et le récit enchâssé ne sont pas sans rapport : ici comme là, la chanteuse quitte l’église au beau milieu d’un « sanctus » et perd alors momentanément sa voix ensorcelante. Ici comme là, deux mondes antithétiques s’affrontent par le biais de deux esthétiques vocales antagonistes : d’une part, l’art vocal chrétien (symbolisé par le « sanctus »), et d’autre part, l’art profane (symbolisé par la tradition maure chez Julia, par les salons de thé chez Bettina). Chez Tieck, on retrouve un récit-cadre et un récit enchâssé très proches du modèle hoffmannien. En effet, tous deux articulent deux conceptions opposées de l’art vocal, d’une part, le camp dit de la « méthode », de l’autre, celui de l’« âme ». Le premier exerce son art en société par l’intermédiaire de la prima donna du maître de chapelle et de personnages italiens qui personnifient l’engouement pour la virtuosité romane, ainsi avec Isabelle et son primo nomo. Y afflue quantité de dilettantes. Le second semble n’exister, au début de la nouvelle de Tieck tout du moins, que dans un cadre empreint de solitude, par l’intermédiaire de Julie et de son père Hortensio qui plaide pour une expressivité vocale née de la sensibilité, et non de la pure technique. De plus, dans ce récit-cadre, comme dans le récit enchâssé, les luttes intestines que se livrent sans merci ces deux conceptions antithétiques de l’art lyrique, mettent momentanément en péril la voix des chanteuses : tout comme Bettina et Zulema chez Hoffmann, la prima donna, Isabelle et Julie menacent, chez Tieck, de ne plus jamais chanter. Tout comme dans Le Sanctus, la menace est finalement écartée dans le récit-cadre, mais pas totalement dans le récit enchâssé. Dans le récit-cadre d’Hoffmann, Bettina, guérie, recouvre sa jolie voix, et dans celui de Tieck, Julie prend la place de la prima donna. Les maîtres de chapelle respectifs peuvent ainsi enfin mettre un terme à leur propre désespoir. Par contre, dans le récit enchâssé d’Hoffmann, Zulema (déchirée entre Hichem et Aguillar) retrouve sa magnifique voix, mais s’éteint aussitôt après, et dans celui de Tieck, Isabelle, tiraillée entre le chanteur italien et Hortensio, sombre lentement et irrémédiablement dans la cacophonie et la folie. Dans Le Sanctus, comme dans Joies et Souffrances musicales, le récit-cadre s’achève ainsi sur une tonalité légère et optimiste, le récit enchâssé sur une note tragique. Et notons, pour conclure, que Tieck reprend dans sa nouvelle le motif du Stabat mater pour symboliser la résurrection vocale de la chanteuse Julie, à l’instar de Bettina qui l’entonne à l’issue du Sanctus d’E.T.A. Hoffmann.
De la sorte, les similitudes sont suffisamment frappantes pour que notre hypothèse d’un jeu de la nouvelle de Tieck avec l’œuvre d’Hoffmann, et plus particulièrement, avec la nouvelle Le Sanctus, soit pertinente. Voyons, à présent, si, au-delà de ces troublants parallèles, la plume de Tieck ne vient pas taquiner l’écriture de son confrère ?
„Johannes Kreislers, des Kapellmeisters, musikalische Leiden“. Ce fragment paraît pour la première fois en 1810 dans une revue de Leipzig (Allgemeine Musikalische Zeitung, 20 sept. 1810), il est ensuite repris dans les Fantasiestücke publiées pour la première fois en 1814 et pour la seconde en 1819. Notons que Johannes Kreisler est aussi le héros du roman de formation Lebens-Ansichten des Katers Murr nebst fragmentarischer Biographie des Kapellmeisters Johannes Kreisler in zufälligen Makulaturblättern (1820-1822).
Don Juan. Eine fabelhafte Begebenheit, die sie sich mit einem reisenden Enthusiasten zugetragen ; Rat Krespel.
Die Serapions-Brüder.
Julie n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’élève de chant Julie Mark qui inspira à Hoffmann une passion malheureuse au début des années 1810 à Bamberg. On trouve ainsi, dans son œuvre, plusieurs chanteuses arborant le prénom de Julia.