Il faut reconnaître que de nombreux aspects inquiétants de la nouvelle romantique d’E.T.A. Hoffmann disparaissent, ou sont nettement atténués, dans la nouvelle de Tieck. Ainsi, le motif central d’une voix subitement atrophiée perd beaucoup de sa dimension irrationnelle chez le nouvelliste de Dresde.
En effet, dans le récit-cadre tout d’abord, la prima donna n’est pas tant en mauvaise santé, que de mauvaise volonté : le maître de chapelle s’exaspère de ses caprices. 329 De la même façon, si Julie ne chante plus en société, c’est simplement afin de respecter une décision paternelle. 330 La jeune fille feint seulement de ne pouvoir chanter (pp. 289-290) afin de ne pas ternir la pureté de son talent au contact de la société dilettante. Nous sommes bien loin de Bettina et de sa maladie psychique, bien loin aussi d’une autre héroïne d’Hoffmann, Antonie, la fille fragile du Conseiller Krespel, à qui son père interdit de chanter car ce serait alors signer son arrêt de mort. En fait, dans ces différentes reprises de motifs hoffmanniens, nous observons un décalage qui s’effectue toujours dans le même sens : les côtés sombres du romantisme hoffmannien sont habilement estompés et réintégrés dans une réflexion à la fois plus sereine et réaliste sur la musique et son exercice en société.
Ensuite, si le récit enchâssé du vieux chanteur italien conserve des motifs démoniques proches de l’œuvre d’Hoffmann en évoquant la présence de spectres (p. 310), il n’est pas seul dans Joies et Souffrances musicales. 331 En effet, il est précédé de deux autres récits d’une tonalité bien plus légère, celui de Kellermann et celui d’un profane (au sens de « Laie », p. 294). Concernant Kellermann, nous renvoyons à notre précédente interprétation figurant dans notre étude du au jeu avec la comédie sentimentale : nous avions souligné la dimension caricaturale de son personnage. Certes, dans Le Sanctus aussi, l’« enthousiaste » prête à sourire, néanmoins sa passion pour la musique, si excessives qu’en soient les manifestations, est authentique. Cela n’est pas vrai pour Kellermann qui confesse mimer seulement les manifestations de la passion musicale pour s’intégrer à la bonne société. Assurément, ce leurre, doublé de la gestuelle grotesque du mélomane, est une introduction très ironique aux « souffrances musicales » dont le vieux chanteur italien et Isabelle paient le prix. De plus, le récit enchâssé du profane, une version antithétique de l’enthousiaste hoffmannien, propose lui aussi une version plutôt comique des « souffrances musicales », lorsqu’il décrit avec humour ses terribles et infructueuses années d’apprentissage du violon dans sa jeunesse (pp. 298-306). 332
C’est ainsi que le titre de la nouvelle de Tieck prend tout son sens en rappelant le modèle hoffmannien, et en s’en démarquant simultanément : il n’est pas tant question de « souffrances » « à la manière de Callot » que d’un jeu avec l’expérience de la musique, un jeu qui marie le plaisir au déplaisir. 333
Enfin, si l’on s’attarde sur les jugements que portent les personnages de la nouvelle de Tieck sur des musiciens précis, on peut constater que, parmi la bonne trentaine de compositeurs cités dans cette nouvelle, seuls trois font l'objet d'une radicale opposition entre les deux camps esthétiques observés : il s’agit de Beethoven, Rossini et Spontini... Le camp de la virtuosité (chanteur italien) les admire, celui de l’intériorité (Hortensio) s’en fait le détracteur. Or, ces trois compositeurs, précisément, sont défendus par E.T.A. Hoffmann dans ses nouvelles, comme dans ses critiques musicales. 334 Le lecteur averti est dès lors très tenté de rapprocher le fantasque chanteur italien d’E.T.A. Hoffmann lui-même. Et d’ailleurs, la vision qu’a Tieck d’Hoffmann n’est pas très éloignée, ainsi qu’en témoignent ses confidences faites à Rudolf Köpke :
Deux lettres échangées entre Tieck et Hoffmann en août 1820, id est un an avant la rédaction de cette nouvelle, vont aussi tout à fait en ce sens. 336 En fait, à travers le portrait du vieux chanteur italien, Tieck dresse celui d’Hoffmann et le tourne en dérision : Tieck est un peu comme ce chat du chanteur italien qui se hâte de quitter les lieux dès que la cacophonie musicale de son maître se fait entendre (p. 309), il aspire à davantage de sobriété, à moins de bizzareries. À la grimace d’Hoffmann, il préfère substituer un sourire amusé.
Dans sa nouvelle musicale, Tieck s’inspire ainsi de la nouvelle romantique Le Sanctus, tout en prenant ses distances, non pas sans un certain humour, avec le romantisme hoffmannien. 337
pp. 285-286 : „’Sind denn alle Sänger und Sängerinnen auch noch alle gesund?’ fragte der lebhafte Kapellmeister. ‚So, so’, erwiederte jener, ‚wie es die Laune mit sich bringt [...] In so weit sind sie alle gesund, als es ihnen bis jetzt so gefällt, ist aber die und jene Arie ihnen nicht recht, hat der eine zu viel, die andre zu wenig zu singen, [...] so fallen sie vielleicht binnen drei Tagen wie die Fliegen hin.’“. Et cette prédiction se réalise quelques pages plus loin : p. 289 („das Duett war schwierig und die erste Sängerin äusserte ihren Verdruss, der Kapellmeister wurde empfindlich, wies zurecht, half nach, Alles vergebens...“), p. 291, pp. 317-318.
Son père parle du « serment » qu’elle lui a fait (au sens de „Gelübde“, p. 349).
On trouve une chanteuse-fantôme, Donna Anna, dans Don Juan d’Hoffmann.
Notons qu’il s’agit d’une expérience personnelle de Tieck (cf. Uwe Schweikert, 1971, vol. I, p. 303). Il existe également un poème très drôle de l’auteur à ce sujet, intitulé ‚Die Geige. Sonate’ et dont voici quelques extraits : „Oh weh! Oh weh! / Wie mir das durch die ganze Seele reisst! / In’s Henkers Nahmen, ich bin keine Flöte! / Wie kann man mich so quälen, / Alle meine Töne unterdrücken, / Und kneifen und schaben und kratzen, / Bis ein fremdes quinkelierendes Geschrey heraus schnarrt? / Ich erschrecke vor mir selber / In diesen unwohltätigen Passagen. / [...] Innerlich schmerzt mich die Musik...“ (in : Gesammelte Gedichte, 1822, p. 431).
Nous renvoyons aux Fantaisies d’E.T.A. Hoffmann : Phantasiestücke in Callots Manier. Blätter aus dem Tagebuche eines reisenden Enthusiasten (1814-1815).
Cf. « Beethovens Instrumentalmusik » (in : Kreisleriana, I, 4 ) ; « Der Freischütz. Oper von Kind und von Weber » (in : Vossische Zeitung, 1821 ; Hoffmann y défend Spontini contre Weber). De plus, dans Joies et Souffrances musicales, le personnage du profane, qui prend alors le parti d’Hortensio, rappelle Ludwig Tieck lui-même, puisqu’il renvoie à ses propres poèmes sur la musique et à son éveil musical tardif par l’intermédiaire d’une voix féminine qui évoque celle de la comtesse Finckenstein.
Hans von Müller, Friedrich Schnapp, 1967-69, vol. II (Berlin. 1814-1822), pp. 267-268 : „In dem freundschaftlich gehaltenen Brief äussert sich Tieck auch über Hoffmanns literarische Arbeiten, gegen deren Tendenz und ganze Art er Bedenken hat“.
Il est également possible que E.T.A. Hoffmann se soit, dans Le Sanctus, inspiré de Liebesgeschichte der schönen Magelone und des Grafen Peter von Provence (1796) de Tieck : le dialogue intertextuel de ces deux auteurs prend alors l’apparence d’une poupée russe.