Rappelons rapidement que la pièce de Werner, composée de trois scènes, focalise sur l’issue tragique de l’histoire d’une famille. À travers le monologue de Trude (scène un), puis son dialogue avec son époux Kuntz-Kuruth, le spectateur découvre que deux crimes ont ensanglanté leur famille. Le premier eut lieu un vingt-quatre février, opposant Kuntz-Kuruth à son propre père : avant de mourir, ce dernier a maudit son fils et toute sa descendance. Le second crime fut celui de la fille de Kuntz-Kuruth par son propre frère. L’action se situe dans leur vétuste logis isolé au cœur des montagnes suisses, elle se joue le soir orageux d’un vingt-quatre février. Les deux époux sont acculés à la misère tant et si bien que Kuntz-Kuruth s’attend à être jeté en prison dès le lendemain. Frappe alors à leur porte un inconnu qui leur demande l’hospitalité. Il s’agit, en fait, de leur fils qui, renié à la mort de sa sœur, cherche le pardon de ses parents plusieurs années après la tragédie. Trude et Kuntz-Kuruth l’accueillent sans le reconnaître. S’en suit une discussion au cours de laquelle la triste histoire de la famille est évoquée. Alors que le fils méconnu s’est endormi, Kuntz-Kuruth décide de le tuer pour s’emparer de sa bourse. Agonisant, son fils lui révèle sa véritable identité.
Plusieurs éléments invitent à une comparaison de la nouvelle de Tieck avec ce « Schicksalsdrama » de Werner.
Tout d’abord, à l’évidence, leurs titres mettent tous deux en exergue une date. Au fil de leurs actions respectives, le spectateur et le lecteur comprennent que cette date témoigne d’une tragédie familiale passée. En effet, dans une œuvre comme dans l’autre, ces dates marquent la destruction d’une famille, par la perte d’au moins un de ses membres.
Notons que la tragédie familiale s’articule autour du personnage du fils, présenté comme un « meurtrier » dans le « Schicksalsdrama » de 1814 (par deux fois), 342 comme dans la nouvelle de 1827. En effet, dans la scène décrivant l’acharnement de Fritzwilhelm à pourchasser de sa hâche le jeune Barnabas (pp. 175-176), le champ lexical de la mort et de l’assassinat prédomine. 343 Et notons que Fritzwilhelm, comme Kurt, lance au visage de la personne haïe un outil domestique qui manque sa cible :
Ce même geste de colère chez un fils, comme chez l’autre, corrobore notre hypothèse qui veut voir en la pièce de Werner un hypotexte avéré de la nouvelle de Tieck, d’autant que même le motif et l’issue des disputes respectives sont identiques : en effet, d’une part, le fils réagit à des propos insultants dans les deux textes, 346 d’autre part, sa famille le juge mort chez Werner, et le considère comme « pire que mort » chez Tieck (p. 134).
De plus, chez Werner, comme chez Tieck, l’action débute plusieurs années après le drame familial, et confronte une nouvelle fois les personnages à cette funeste date de leur histoire commune, ménageant ainsi au spectateur et au lecteur un horizon d’attente chargé d’inquiétude :
Cette nouvelle confrontation à la date funeste s’accompagne, chez l’un comme chez l’autre, de manifestations climatiques inquiétantes. On observe dans les deux cas une mise en scène météorologique de l’angoisse, avec l’orage violent des Alpes chez Werner, et les inondations impétueuses de la région amstellodamoise chez Tieck
(pp. 184-194) :
Enfin, le champ lexical du destin et de la fatalité est récurrent dans ces deux œuvres. Ainsi, Fritzwilhelm est constamment qualifié de fils « infortuné » 350 , et les premiers mots qui sortent de sa bouche sont ceux de « mort » et de « persécution ». 351 De plus, son entourage exprime sa foi en un dieu vengeur, contre lequel l’homme reste impuissant.
Cette vision pessimiste du destin de l’homme répond à celle du Vingt-quatre février, où malédictions divine et paternelle sont omniprésentes. Dans ces deux textes, seule la prière laisse entrevoir une lumière d’espoir :
Dans la pièce de Werner, Kuntz a tué son père un 24 février. Et c’est vers cette même date, bien des années après, que son propre fils Kurt assassine sa petite sœur.
pp. 176-177 : „‚du hättest ja den Elenden ermorden können’. ‚Gut, schön, wenn gethan!’ rief Wilhelm mit erneuter Wuth, - ‚soll nicht leben – muss todt gemacht werden!’ [...] ‚todtmachen ist ihm Verdienst!’ [...] ‚todt machen wie Raupe!’ [...] ‚...den todtschlagen!’“ ; p. 181 : „‚dass der Ärmste nicht gar ein Mörder wird...’“.
Dans la pièce de Werner, le père de Kuntz-Kuruth accable d’insultes sa belle-fille, la jeune Trude, provoquant ainsi la rage de son fils (scène trois). Dans la nouvelle de Tieck, c’est le jeune homme du nom de Barnabas, dont les moqueries malveillantes blessent et échauffent Fritzwilhelm (p. 175).
p. 138, p. 145, p. 180, p. 183. Son père parle de „triste sort“ (au sens de „traurigen Schicksals“, p. 166).
p. 139 : „‚Todt!’ rief er [...]‚Verfolgung – alle Welt – Undank’ sagte er nach Pausen...“