Inversion parodique du modèle

Pourtant, au-delà de ces éléments communs aux deux textes, il est tout aussi évident que la reprise ne s’opère pas sans distanciation. En effet, le texte de Tieck inverse également de nombreux motifs du texte de Werner qu’il reprend.

Tout d’abord, nous songeons évidemment à la chute heureuse de la nouvelle de 1827. Alors que le lecteur, coutumier des « Schicksalsdrama », s’attend à une issue funeste de l’action, à une répétition du drame familial associé à la terrible date éponyme, la nouvelle s’achève sur une fin digne d’une comédie, comme c’est souvent le cas chez Tieck, ainsi que nous l’avons relevé dans notre étude du jeu architextuel avec les genres théoriques. En effet, à la scène de reconnaissance tragique de Werner (le père vient alors de frapper son fils d’un coup mortel) se substitue une scène de retrouvailles joyeuses (Fritzwilhelm recouvre subitement la raison, sa famille se réjouit de revoir son grand enfant guéri, et l’on se hâte de fêter ses noces avec la jeune et jolie Élisabeth.). Alors que le retour de la date fatidique aurait dû porter le drame familial à son paroxysme, celui-ci transforme la dynamique tragique de l’action en une promesse de bonheur éternel.

De plus, la malédiction de Wilhelm prête à sourire en comparaison de l’exil de Kurt. Certes, Wilhelm est puni par là où il a pêché, puisque sa stupidité soudaine châtie sa « vanité » (p. 135), néanmoins la description de sa bêtise n’a assurément pas les accents tragiques de la destinée de Kurt, enfant confronté aux scènes sanglantes de la Révolution française à Paris. De la même façon, les « prophéties » sont sources d’amusement chez Tieck, et non empreintes de pathos comme chez Werner : alors que d’illustres universitaires de la ville de Leyde prédisent au jeune héros le destin d’un savant de renommée européenne (p. 35), le jeune homme perd toutes ses facultés intellectuelles.

En fait, tous les motifs qui nourrissent la tonalité tragique du « Schicksalsdrama » de Werner sont systématiquement tournés en dérision. Ainsi, l’antagonisme père-fils, si violent et profond chez Werner, trouve un pendant réaliste, mais d’une banalité déroutante dans la nouvelle de Tieck : en effet, il se reflète dans les empoignades… du chien et du chat de la maison. Ainsi, Fritzwilhelm défend son chat blanc, coupable selon son père de chasser les rouge-gorges de son jardin, face au chien noir, que son père charge de pourchasser le chat fautif en guise de punition (p. 139). De la sorte, le motif poignant du sang versé d’un membre de la famille est transformé en griffures et morsures d’animaux domestiques. Et même ce passage où Fritzwilhelm s’avance pas à pas vers Élisabeth, qui pourrait évoquer le personnage de la petite sœur dans le drame de Werner, ce passage où il la fixe de son regard et s’écrie : « du sang ! du sang ! », même cet extrait est détourné de son modèle d’une façon à la fois très prosaïque, et très gaie :

C’est une parodie accablante d’une scène-clef du Vingt-quatre février, celle où la petite sœur périt égorgée par son grand frère. Nous n’avons pas dans Le Quinze novembre le funeste crime familial escompté, mais une banale griffure.

Enfin, plusieurs personnages annexes démythifient le « Schicksalsdrama » de Werner. C’est le cas, par exemple, du personnage qui reliait solennellement le châtiment à la faute, la malédiction au pêché, et qui se voit contraint de revenir sur ces propos emblématiques de la pièce de Werner. En effet, alors que quelques pages plus tôt, il se prétendait à l’abri de tout destin funeste grâce à sa vertu (p. 154), le voilà soudain en danger de mort lors des inondations qui investissent son lieu de prédication.

Cette déclaration invalide et ridiculise la croyance aveugle en une malédiction héréditaire, telle qu’elle se manifeste dans Le Vingt-quatre février. Et la critique implicite de Tieck à l’égard de Werner prend des accents plus sarcastiques lorsque l’on se souvient que Werner, lui-même prêtre à l’origine, confondait chaire de prédication et plume d’écrivain. D’une façon symptomatique, on trouve ainsi sur la première page de ses œuvres des citations généralement d’origine biblique : ainsi celle du Vingt-quatre février est une mise en garde contre le Malin et la Tentation ! 357 Dans la nouvelle de Tieck, le personnage du pasteur doit convenir lui-même de son incapacité à interpréter les événements conformément aux lois de la causalité religieuse qu’il défendait initialement. De la sorte, ce type de personnage annexe fait sourire le lecteur de Tieck et contribue simultanément à discréditer la pièce de Werner.

De fait, alors que la pièce de Werner ne compte, elle, que trois personnages « maudits », la mère, le père et le fils, qui impriment alors à l’action sa dynamique tragique, dans la nouvelle de Tieck, trois autres personnages annexes donnent à l’action sa tonalité comique et sa dynamique rédemptrice.

Tout d’abord, le capitaine Thomas, qui revient de longs voyages merveilleux et périlleux dans les Indes – sans doute, le reflet de l’exil aux Amériques du fils chez Werner – contribue, par son seul langage très imagé, à donner une tonalité burlesque au texte de Tieck. En effet, son discours est truffé de métaphores animales qui, même, et surtout, dans les instants les plus larmoyants, prêtent à sourire. Ainsi, lorsque la mère de Fritzwilhelm fait le récit pathétique du drame familial (pp. 132-139), les réflexions du capitaine brisent l’atmosphère grave et sinistre de ses confidences. Il désigne Fritzwilhelm par le terme de « crabe », s’accable lui-même du nom de « phoque » lorsqu’il craint d’avoir froissé son vieil ami, et compare la fureur de ce dernier à celle d’un « rhinocéros ». 358 On ne saurait choisir métaphores moins adaptées à une scène tragique de théâtre.

De la même façon, le personnage d’Élisabeth prend ostensiblement le contre-pied des personnages de Werner. Au lieu d’interpréter le rôle sanglant de la petite sœur égorgée, celui de la victime du destin malheureux de ses propres aïeux, elle joue celui d’une figure résolument antithétique, celle du « bon ange », de l’ange-gardien. 359 Elle incarne « un destin […] bienvaillant ». 360

Enfin, le personnage du jeune Sommer, une caricature de Werther, souligne la superficialité, id est la théâtralité au sens plat du terme, de ses lamentations ostentatoires sur son triste sort. À sa déclaration d’amour faite sur le ton « sérieux » qui s’impose généralement, Élisabeth répond de ses rires : désarmé, ce faux-héros de la mode sentimentale vacille. Or, ce ton sentimental n’est pas si éloigné de celui de la pièce de Werner, dans laquelle les personnages se perdent en vaines récriminations sur leur mauvais sort. Il est frappant de voir qu’Élisabeth ne voit en ces supplications qu’une pantomime théâtrale ridicule, et non le reflet de sentiments vécus et sincères (p. 157) : l’on peut reconnaître dans cette attitude celle de Tieck envers Werner qu’il accuse d’être un dramaturge « tordu » et « farfelu ».

La distanciation est donc bien sensible : dans Le Quinze novembre, Tieck inverse son modèle, il réécrit d’un ton moqueur le Vingt-quatre février de Werner. Il accable de reproches rieurs cette « mode qui fait fureur », selon les termes de son ami Karl Wilhelm Solger, lui aussi très sceptique à l’égard de cette tradition littéraire. 362 Comme le souligne Roger Bauer (1990), dans sa préface, cette mode littéraire avait des sources philosophiques, religieuses et historiques : d’une part, la fin de l’idée métaphysique d’un monde préétabli par le divin, et d’autre part, l’expérience de périodes particulièrement troublées et traumatisantes de l’histoire donnent naissance à l’« idée confuse », mais non moins présente, d’un destin inéluctable. 363 C’est contre cette « idée confuse » que s’insurge Tieck dans sa nouvelle parodiant le « Schicksalsdrama » de Werner. Il montre bien plutôt la vanité d’une telle croyance, et plaide pour une interprétation réaliste de l’Histoire, sans verser a contrario dans un optimisme à toute épreuve : sa longue peinture du navire du héros fendant l’écume au milieu de naufragés interdit toute interprétation glorieuse et insouciante du destin de l’homme et de l’humanité. 364

Notes
357.

p. 1 : „Führe uns nicht in Versuchung!“.

358.

p. 132 : „‚…so will ich gleich auf der Stelle zum Seehund werden [...] muss er denn wie ein Rhinozeros auslassen?’“ ; p. 135 : „‚...die Krabbe fragte mich über Kompas und Schiffsbau so naseweis aus...’“.

359.

p. 167 : „wie der herrliche, selige Engel“ ; p. 181 : „‚Elschen!’ sagte die Mutter, ‚Du bist mir immer wie ein künftiger Engel erschienen...’“.

360.

p. 172 : „,…Dein Schicksal ist freundlicher und kein haschender wilder Engelsknabe hat Dir, kostbarem Schmetterling, beim Zufahren den Staub von den Flügeln abgewischt.’“.

362.

Roger Bauer, 1990, p. 8, « Vorwort » : ce chercheur rappelle que Solger avait rédigé un article intitulé « ‘Das gemisshandelte Schicksal’. Zur Theorie des Tragischen im deutschen Idealismus » (paru dans les Jahrbücher der Literatur, Vienne, 1819 ; réédité dans la revue Euphorion de 1964, pp. 243-259).

363.

Franz Grillparzer, 1818, in : Sämtliche Werke, 1909, II, 7, 122 : „Der Begriff Schicksal ist bei uns (im Gegensatz zu den Alten) nicht eine Frucht der Überzeugung, sondern eine dunkle Ahnung“.

364.

p. 190 : „So wie man über die Kanäle, Landstrassen und Wege fuhr, die man nirgend mehr erkannte, kamen mehr Fahrzeuge, Fähren mit Menschen und Vieh entgegen. Das Geschrei, das Geheul wurde grösser, ganze Heerden sollten in kleine Kähne getrieben werden, doch viele Kälber und Schweine, Kühe und Pferde ersoffen. Jeder Kahn, der vorüberfuhr, mochte er auch noch so angefüllt sein, wurde angerufen, manche wollten in den überladenen mit Gewalt steigen. Man stiess sie schreiend und schimpfend zurück. Ein andrer Kahn wurde so mit Gewalt erobert und schlug mit allen um. Man konnte nicht abwarten, wie viel gerettet, wie viel getrunken waren, so hatte die Fluth jetzt das Boot ergriffen. So wie die Noth und dringende Gefahr die Menschen aller Cäremonien und äussern Sitte entbinden, so erscheinen sie grässlich, denn die Selbsterhaltung macht sie wilder und roher als das Thier...“.