II-1.4. Tieck et Tieck : du Blond Eckbert à Solitude de la forêt

Ainsi que nous l’avons suggéré dans l’introduction de notre étude traitant du jeu avec la tradition romantique, la nouvelle de Tieck Solitude de la Forêt (1841) 365 invite à la rapprocher d’un conte tragique de sa jeunesse. Le titre nous indique la voie à suivre : en effet, il reprend celui de l’illustre poème qui scande l’un des tout premiers contes romantiques de Tieck, Le Blond Eckbert (1796). 366 Un hasard ? Une coïncidence fortuite sans grand sens ? À de telles supputations l’auteur oppose un non catégorique, évoquant dès les premières pages de notre nouvelle, par le biais de ses personnages, « ce conte de jeunesse de notre ami intitulé ‘Le Blond Eckbert’ ». 367 Et il va d’ailleurs même jusqu’à livrer telle quelle la première variation de son célèbre poème Solitude de la Forêt. 368 Ces deux intégrations ponctuelles du même hypotexte romantique dans l’hypertexte de 1841 nous semblent tout à fait caractéristiques de l’ensemble de la nouvelle Solitude de la Forêt. Dans un premier temps, nous allons en effet nous attacher à mettre en évidence ce phénomène d’intratextualité. Nous ne le limiterons pas cependant à un unique hypotexte, ainsi qu’une lecture rapide pourrait y mener : en effet, œuvre fictive ultime de Tieck, cette nouvelle de 1841 se prête aisément à une réécriture non seulement d’un conte de jeunesse majeur, mais aussi de l’ensemble de l’œuvre romantique de Tieck. Dans un second temps, nous nous pencherons plus précisément sur le caractère difforme des reflets du Blond Eckbert, et d’autres de ses œuvres romantiques, dans la nouvelle de 1841. Nous montrerons alors que l’intratextualité s’élabore toujours sur le ton de la dérision, voire de l’auto-ironie.

Présentons l’argument de cette nouvelle, avant de l’étudier plus avant.

Solitude de la Forêt : La scène d’exposition (I) présente un cercle d’amis et de connaissances rassemblés à l’occasion de l’anniversaire du baron von Wangen, dont la jeunesse remonte à la période romantique du début du siècle. À la faveur de souvenirs d’antan, doublés d’anecdotes littéraires, il est rapidement question du célèbre poème Solitude de la Forêt… pour lequel son mélancolique neveu Ferdinand Linden, grand amoureux de la nature et notamment de la « solitude » que l’on peut y goûter, ne dissimule pas son penchant (pensif, il cite la première variation du poème Solitude de la Forêt : « Solitude de la Forêt/ Qui me réjouit,/ Demain comme aujourd’hui/ De toute éternité,/ O comme tu me réjouis,/ Solitude de la Forêt. »). Éperdument épris d’une jeune fille fortunée Sidonie, qui apprécie, elle, les joies de la vie en société, ce jeune homme désespère de jamais toucher son cœur (II). Certes, Sidonie cite elle aussi une nouvelle fois le même poème Solitude de la Forêt, mais elle l’intègre au sein d’une anecdote amusante du baron von Wangen. À la déclaration d’amour de Ferdinand, celle-ci prend ainsi l’air étonné et, moqueuse, lui fait part de la rumeur qui court à son sujet, selon laquelle il s’apprêterait à partir pour une « solitude de la forêt » à deux, aux côtés d’une belle et riche comtesse. Las de tant d’espiègle incompréhension, Ferdinand se rend quelques jours plus tard dans un cercle peu fréquentable afin d’oublier ses souffrances sentimentales (III). Il s’enivre allègrement sous la direction du baron Anders, au milieu de comparses tout aussi égayés, dont un étudiant en théologie et un officier débauché… qui, à son tour, mentionne le voyage de Linden dont toute la ville parle, sans qu’une telle idée soit jamais venue à l’esprit du principal intéressé cependant. Quelques jours plus tard, ses amis et proches cherchent vainement à voir Ferdinand : il a disparu. Son meilleur ami Helmfried s’empresse de rappeler la rumeur du voyage sentimental. L’oncle n’est pas convaincu et, inquiet, décide de partir à sa recherche, à la différence de Sidonie, profondément blessée par l’attitude offensante de Ferdinand à son égard et qu’Helmfried a à coeur de consoler (IV). Ferdinand quant à lui se réveille au lendemain de sa nuit tumultueuse dans une chambre inconnue, et d’où, visiblement, il ne saurait sortir par ses propres moyens : aux fenêtres, de solides barreaux, à perte de vue, la forêt et sa « solitude ». Le voilà bel et bien dans une situation proche de celle qu’il jugeait idéale. Seule une vieille femme bien laide, sourde et muette, est présente afin de lui dispenser nourriture et quelques livres. La lecture d’un manuscrit oscillant entre métaphysique et réflexions sur la défécation lui fait bientôt supputer qu’il occupe une ancienne chambre de fou (V, VI). Désœuvré, il en vient même à se fabriquer une plume de fortune et à recopier à la fin de ce manuscrit les vers qu’il vient à lire sur les vitres de la fenêtre de sa cellule (qu’il intitule « Poèmes de verre »). Rapidement, d’idéale, cette « solitude » forcée lui devient insoutenable, et le son d’un cor résonnant dans la forêt éveille en lui un profond désir de liberté (VII). Après divers atermoiements, il parvient finalement à s’enfuir, traverse de nuit cours d’eau et forêt, gagne enfin un petit village, où il obtient difficilement de l’aide d’un aubergiste et envoie quelques missives à ses proches afin de les rassurer. De son côté, son oncle en est venu à accumuler des preuves pouvant laisser penser que son neveu a été victime d’une trahison, sans pour autant pouvoir mettre un nom sur ses bourreaux (VIII). Dans l’auberge qui l’a recueilli, Ferdinand retrouve inopinément l’étudiant en théologie, l’un des comparses de sa soirée de « mauvais garçon » (IX) : ravi, il lui saute au cou et lui raconte sa mésaventure. Entre temps, un jeune homme étrange du nom de Leopold arrache des mains de Ferdinand ce qu’il reconnaît être son manuscrit et que Ferdinand avait par mégarde emporté avec lui dans sa fuite. Mais, avant qu’il ait plus d’amples explications, l’étudiant en théologie le presse de le suivre, l’assurant qu’ils vont rejoindre au plus vite Sidonie. À peine ont-ils quitté les lieux qu’arrivent l’oncle Wangen et son ami le conseiller Elsen : l’étrange jeune homme veut leur faire lecture de son « chef-d’œuvre »… et Wangen reconnaît l’écriture de son neveu à la fin de l’ouvrage. Discutant avec l’accompagnateur du jeune fou, ils apprennent l’existence de la petite maison forestière qui avait recueilli Leopold lors d’une de ses crises de folie, crises que seule la marche à pied intensive et l’écriture frénétique parviennent à apaiser. Pendant ce temps, au fil des pas, Ferdinand commence à concevoir des doutes quant à la direction que prend son ami le théologien, d’autant qu’un homme aux traits de brigand se mêle à eux (X). De fait, il reconnaît bientôt le cours d’eau au-delà duquel se trouve sa prison forestière. Habilement, il parvient à se défaire de ses deux bourreaux et du vieux cerbère féminin de sa cellule… et tombe au beau milieu de la forêt sur son oncle. À la joie des retrouvailles succède immédiatement leur visite au château voisin : Ferdinand y voit son meilleur ami en excellents termes avec le baron Anders, et qui plus est, Helmfried s’apprête à se fiancer avec Sidonie (XI). À la vue de Ferdinand, Helmfried et Anders prennent leurs jambes à leur coup, avant d’avouer dans une petite lettre rédigée à la hâte qu’ils sont bien les auteurs de son enlèvement et s’y étaient résolus afin de mettre un terme à leurs dettes grâce précisément à ce riche mariage. Sidonie est ravie de retrouver Ferdinand et confie qu’elle s’était résolue à épouser Helmfried par pur dépit. La nouvelle s’achève sur la promesse de leur bonheur et l’interprétation musicale et chantée du même poème de Solitude de la Forêt, ce motif qui indirectement avait donné aux agresseurs de Ferdinand l’idée et les moyens de mettre en scène sa mésaventure.

Notes
365.

Waldeinsamkeit.

366.

Der blonde Eckbert.

367.

p. 477.

368.

Waldeinsamkeit, p. 477 ; Der blonde Eckbert(p. 152): „Waldeinsamkeit,/ Die mich erfreut,/ So morgen wie heut/ In ew’ger Zeit,/ O wie mich freut/ Waldeinsamkeit.“.