Contemplation intratextuelle

Soulignons tout d’abord la continuité qui existe entre la nouvelle de 1841 et le conte de jeunesse de 1796, avant d’évoquer celle qui relie cette même nouvelle à d’autres œuvres du passé romantique de Tieck.

Le lecteur, souvent, ne retient du conte romantique de Tieck que l’aspect bénéfique et serein de la « solitude de la forêt » pour l’être humain. 369 Or, c’est en occulter le côté obscur qui n’en est pas moins présent. 370 Cette dualité profonde de la « solitude de la forêt », à la fois locus amoenus et locus terribilis dans Le Blond Eckbert, trouve un reflet fidèle dans la nouvelle de 1841 qui en présente l’expérience sous ses deux formes extrêmes :

Dans l’hypotexte de 1796, comme dans l’hypertexte de 1841, la « solitude de la forêt » est bien à la fois ce lieu paradisiaque qui s’attire les faveurs des héros de Tieck et ce lieu d’enfermement que les héros ne songent qu’à quitter. Et cette analogie se prolonge jusque dans d’infimes détails de la peinture de ce phénomène dans les deux textes : songeons, dans Le Blond Eckbert, à l’arrivée de Bertha dans le monde merveilleux de la « forêt », une scène placée sous le signe du soleil couchant, et à celle de Ferdinand dans sa retraite forcée, dans la nouvelle Solitude de la Forêt, instant placé sous le sceau du clair de lune, deux passages qui focalisent de concert leur description sur les susurrements mélancoliques des arbres. 373

À ce reflet du motif de la « solitude de la forêt » dans la nouvelle de 1841 s’ajoute celui d’une constellation de personnages principaux quasiment identique. En effet, Ferdinand lui-même, à peine l’a-t-on contraint à gagner sa cage verdoyante, se compare à l’héroïne romantique Bertha : « Suis-je donc le personnage [de ce] conte étrange et bizarre ? ». 374 Et, de fait, leur itinéraire narratif présente de nettes similitudes : tous deux quittent la sphère familiale, transgressent un interdit parental (trangression qui prend la forme d’un vol chez Bertha, celle d’une orgie chez Ferdinand) 375 et regagnent finalement la sphère originelle. Notons par ailleurs que ce schéma évoque un autre hypotexte bien antérieur à nos deux œuvres, celui du « fils prodigue », un reflet explicite dans la nouvelle de 1841 qui en présente au héros une représentation picturale, véritable « miroir » de son être. 376 Quant à la « vieille » gardienne dela « solitude de la forêt », elle aussi rappelle beaucoup son modèle antérieur de 1796 :l’inclination naturelle de l’une pour les grimaces renvoie aux traits mouvants de l’autre. 377 Enfin, les figures essentielles chez Bertha du bien-aimé Eckbert et de l’ami Walther (puis Hugo) trouvent des équivalents auprès de Ferdinand dans les personnages de la bien-aimée Sidonie et de l’ami Helmfried. Et ajoutons qu’ici comme là, l’ami articule le motif central de la trahison à la suite de la transgression de l’interdit : au fil de l’action, le compagnon de cœur Helmfried (pp. 491-492) se métamorphose en comparse d’Anders (littéralement : l’autre, celui qui est différent), cet allié au nom si parlant, baron dévoyé et instigateur de la séquestration forestière du héros.

Pour conclure sur cette inclination du conte romantique de 1796 à se refléter dans la nouvelle de 1841, soulignons l’importance du thème de la folie dans ces deux œuvres. En effet, de la même façon que Bertha et Eckbert font l’expérience de la folie, Ferdinand est confronté à ce phénomène psychique à travers sa lecture toujours plus passionnée du manuscrit d’un fou, jeune homme qui l’a précédé dans sa cellule.

Et cette expérience ne se limite pas chez Ferdinand à une réception passive du phénomène. En effet, lorsque le héros découvre, gravés sur les vitres des fenêtres de sa cellule, des vers du même auteur, il s’empresse de les recopier à la fin du manuscrit en question. Cette identification avec une figure de la folie, un rapport qui frôle l’identité pure et simple du héros principal et du fou dans la nouvelle de 1841, n’est pas sans rappeler l’évolution intérieure des personnages de Bertha et Eckbert dans le conte romantique.

Assurément, la nouvelle Solitude de la Forêt se fait ainsi le miroir de plusieurs éléments-clefs du conte de 1796, œuvre à laquelle Tieck doit l’essentiel de sa célébrité en tant qu’homme de lettres. Nous y relevons une nette inclination de Tieck pour cette œuvre de jeunesse littéraire, une nouvelle alors proche d’un jubilé littéraire dans tous les sens possibles : en effet, de façon plus que significative, la première scène de la nouvelle met en exergue « l’anniversaire du baron von Wangen, alors déjà d’un certain âge », personnage qui « avait connu» « bien des auteurs du siècle dernier » (p. 475). Ressuscitant le grand conte de Tieck, la nouvelle Solitude de la Forêt est ainsi d’abord une œuvre du souvenir littéraire, un souvenir qui adopte la forme d’une vision fictionnelle, d’un reflet nouvellistique.

Cet hommage à son époque romantique ne se limite néanmoins pas uniquement à l’hypotexte du Blond Eckbert, même si celui-ci apparaît comme le plus évident et l’un des plus pertinents. En effet, d’autres hypotextes ont leur place dans l’hypertexte de 1841. Évoquons-les brièvement. De fait, à travers Wangen, le poème Solitude la Forêt est présenté comme la « quintessence » de l’œuvre de Tieck, mais d’autres œuvres romantiques n’en sont pas moins explicitement citées : « Geneviève […] [est] bien trop [longue], tout comme Zerbino, Le Chat Botté et Le Monde à l’envers ». 380 Et, de fait, celles-ci jouent également un rôle de référentiel : Ferdinand ne se compare pas seulement à Bertha, il se rapproche aussi d’une autre héroïne de Tieck, Geneviève de Brabant.

À l’instar de cette héroïne tragique, condamnée à se retirer dans la forêt et à y survivre seule, Ferdinand fait l’expérience de la « solitude de la forêt » sous la contrainte. Ce renvoi à Geneviève n’est pas indifférent pour Tieck : son auto-contemplation se réalise avec une certaine fierté. En effet, il avait personnellement fait lecture de cette œuvre au prince des poètes, Goethe, dans le château de Iéna, lors de deux soirées de décembre 1799. 382 Quant au Chat Botté, il s’agit de l’une des pièces qu’il aura à cœur de mettre en scène quelques années plus tard, en 1844, à Berlin, cette ville qu’il ne tarde pas à gagner à l’issue la rédaction de notre nouvelle, sur l’invitation du roi de Bavière. Et de fait, les éléments-clefs dont nous nous sommes attachés à mettre en lumière les reflets, à savoir le motif de la « solitude de la forêt » lié à celui du voyage, la constellation triangulaire des personnages et le thème de la folie, ne sont pas seulement présents dans Eckbert le Blond. Nous les retrouvons dans la plupart des œuvres romantiques de Tieck, tant dans celles qui apparaissent explicitement dans notre nouvelle, que dans d’autres dont on tait ici l’existence. En effet, ainsi que l’a montré Rosemarie Hellge (1974) dans son étude exhaustive des motifs de l’œuvre de Tieck, et comme peut le sentir tout lecteur attentif… de l’ensemble de l’œuvre de Tieck, ces éléments-clefs se manifestent de façon récurrente dans toute son œuvre de jeunesse. Par exemple, la dualité de la « solitude de la forêt » n’est pas seulement caractéristique du conte Le Blond Eckbert : ce motif complexe apparaît dans bien d’autres œuvres, notamment dans Les Amis (1797), La Montagne aux runes (1801), Les Elfes (1811), 383 sans compter les multiples poèmes de Tieck qui ont décliné ce thème à l’infini :

Il en va de même pour la disposition naturelle des héros de Tieck aux pérégrinations, ainsi que pour le thème de la folie. Citons Sternbald (1798) pour la première, ainsi que Tannhäuser (1799) et Christian, le héros de La Montagne aux runes (1801), qui rassemblent les deux motifs du voyage et de la folie. 385

Nous pouvons ainsi lire l’hypertexte de 1841, texte ultime de Tieck, comme la somme plus ou moins avouée de son œuvre romantique passée : nous observons bien un phénomène d’intratextualité dans cette nouvelle. Tieck joue ici avec son œuvre romantique, notamment avec un conte, mais aussi avec diverses pièces dramatiques, récits et même des poèmes de sa jeunesse.

Notes
369.

Tieck lui-même le souligne en montrant l’évolution sémantique du terme en Allemagne (Waldeinsamkeit, p. 476) : „ eine ganz unschuldige Anzeige hier, wo ein Gut ausgeboten wird, nicht von grossem Umfange, und indem der Verkäufer das Haus, den Garten und die Äcker beschreibt, fügt er hinzu, es finde der Liebhaber zugleich hinter dem Gemüsegarten eine sehr vortreffliche Waldeinsamkeit.“ (Wangen). 

370.

Rosemarie Hellge, 1974.

373.

Der Blonde Eckbert, p. 151 : „die Blätter standen still [...] und von Zeit zu Zeit das Flüstern der Bäume tönte durch die heitre Stille wie in wehmütiger Freude“ ; Waldeinsamkeit, p. 507 : „die Bäume hielten ihre Blätter an und nur in den obersten Wipfeln rieselten leichte Seufzer, als wenn sie so den Küssen und der heimlichen Liebkosung des Nachtwindes antworteten.“.

374.

p. 503 (juste avant d’évoquer le poème Solitude de la Forêt) : „,Bin ich denn die Figur eines bizarren, wunderlichen Mährchens?’“.

375.

Le vol de l’oiseau magique de la « vieille femme » (Der Blonde Eckbert, pp. 158-159), personnage qui considère Bertha comme sa « fille » (Ibid., p. 156 : „sie ging ganz mit mir wie mit einer Tochter um“) ; la soirée de beuverie chez le baron Anders (Waldeinsamkeit, pp. 494-498).

376.

p. 511 : „Dann der verlorene Sohn mit seinen Schweinen. Wie vor einem Spiegel fuhr er beschämt vor diesem gutgemeinten Bilde zurück, indem er an jenen letzten Abend in der Stadt, und die geistreiche fröhliche Gesellschaft dachte, die ihren innern Sinn auch nur mit Trebern oder höchstens Eicheln nährte, und in welche Kost er auch mit rasselnden Zähnen so lustig hineingebissen hatte.“.

377.

Waldeinsamkeit, p. 503 : „Sie blinzelte mit den Augen und lächelte auf seltsame Weise.“ ; Der Blonde Eckbert, p. 151 : „...bei jedem Schritte verzog sie das Gesicht“, p. 153 : „ihr Gesicht war in einer ewigen Bewegung“.

380.

p. 484 : „,Genoveva und noch mehr der Lovell sind zu weitläufig, nicht weniger der Zerbino, Kater und verkehrte Welt...’“.

Voici les titres complets des œuvres citées : Leben und Tod der heiligen Genoveva. Ein Trauerspiel (1799), Geschichte des Herrn William Lovell (1795-96), Prinz Zerbino oder die Reise nach dem guten Geschmack gewissermassen eine Fortsetzung des gestiefelten Katers. Ein Spiel in sechs Aufzügen (1798), Der gestiefelte Kater. Kindermährchen in drei Akten (1798), Die verkehrte Welt. Ein historisches Schauspiel in fünf Aufzügen (1797).

382.

Rudolf Köpke, 1855, vol. 1, p. 260.

383.

Die Freunde, Der Runenberg, Die Elfen.

385.

Franz Sternbalds Wanderungen. Eine altdeutsche Geschichte ; Der getreue Eckart und der Tannenhäuser.