Si Tieck, dans la nouvelle Solitude de la Forêt, réécrit en quelque sorte sa propre écriture romantique, la seule notion de contemplation, assortie de sentiments tels que la tendresse et/ou la fierté, ne saurait rendre compte de tous les aspects de ce phénomène intratextuel. En effet, comme souvent, voire toujours chez Tieck, au « sérieux » se mêle le rire : cet adage typique de sa personnalité et de son œuvre littéraire trouve d’ailleurs explicitement sa place dans notre nouvelle.
Telle est la première question qui vient à l’esprit de notre héros Ferdinand lorsqu’il revient à lui dans sa verte cellule. Telle est certainement la question que suggère Tieck au lecteur plongé au milieu de références intratextuelles : celles-ci se manifestent-elles uniquement sur un mode contemplatif ? Est-ce que le registre de la « plaisanterie » n’est pas également à l’œuvre ? Penchons-nous plus précisément encore sur sa reprise du conte Le Blond Eckbert, puis sur celle d’autres de ses textes.
De fait, si Tieck donne à contempler avec une certaine tendresse son conte romantique de jeunesse à travers une nouvelle peinture de la « solitude de la forêt », cette dernière fait sourire, et en tout premier, celui qui en devient subitement le héros :
Mais, si cette expérience surprenante l’amuse dans un premier temps, le charme même quelques instants, Ferdinand ne tarde pas à s’en lasser et à accabler sa « solitude de la forêt » de tous les noms d’oiseaux possibles : « cette maudite solitude de la forêt », « cette maudite, cette abjecte solitude de la forêt ». 388 Nous sommes à l’évidence bien loin du mélancolique et inquiétant hypotexte romantique. De fait, l’expérience d’un Ailleurs placé sous le signe de la Nature n’est plus tant le lieu privilégié de l’irrationnel et du merveilleux que la mise en scène fantastique d’un psychodrame nécessaire à la guérison d’un « Schwärmer » (ou adepte féroce) de la solitude. En effet, tandis que les personnages du conte romantique restent finalement enfermés dans une structure en cercle, dont le centre constitue précisément cette « solitude de la forêt », le héros de 1841 poursuit une progression dialectique, du rationnel, en passant par une folie temporaire associée à cette « solitude » en question, pour rejoindre définitivement le monde rationnel des Hommes. À cet égard, la reprise de la première variation du poème Solitude de la Forêt est significative : au lieu des trois variations poétiques qui marquent les différentes étapes de la structure circulaire du Blond Eckbert (louange, regret, nouvel éloge), 389 nous ne trouvons par trois fois que la première placée sous le signe de la louange certes…, mais dans trois situations qui chaque fois remettent en question l’éloge de la « solitude de la forêt », modèrent toute « contemplation » admirative du phénomène pour y porter un regard plus distancié et plus espiègle. De fait, la déclamation sombre et mélancolique du poème par Ferdinand fait tourner court les gaies festivités de son oncle Wangen (p. 478). Reprenant un mot d’esprit d’August Wilhelm Schlegel, grand ami de Tieck, Sidonie se fait ensuite la porte-parole du poème, mais sur un mode particulièrement anecdotique qui contraste avec l’hypotexte (p. 484). Enfin, la mise en scène musicale et forestière du poème dans les dernières lignes de la nouvelle constitue une sorte de point d’orgue non pas à la mélancolie du héros, mais à sa nouvelle appréhension du monde qui tourne le dos à son ancienne passion immodérée pour la « solitude de la forêt » (p. 567) : le poème n’est plus tant alors présenté par le narrateur « comme enfantin » - l’Enfance étant tout un programme esthétique et métaphysique à l’ère romantique -, que sa lecture au pied de la lettre comme « infantile ». 390
La dérision ne s’arrête pas là : en sus de ce motif central du Blond Eckbert, il en va de même pour la majorité des personnages qui, dans la nouvelle de 1841, s’apparentent davantage à de cocasses, voire grotesques caricatures qu’à de nobles et tragiques réécritures. Le héros principal Ferdinand n’est en effet guère héroïque : la peinture de son évasion (pp. 538-541) en constitue l’un des meilleurs exemples.
L’extrême souci des détails réalistes interdit toute vision grandiose de cette évasion : Ces détails mettent précisément en avant tout ce qui s’oppose à une conception traditionnelle du héros, à savoir sa maladresse doublée d’une prudence proche de la couardise. D’une façon analogue, le narrateur se moque de ses accès néo-romantiques à la mélancolie : chacun d’eux sont signalés plastiquement par la présence récurrente de « tilleuls », topos « romantique » parexcellence et simultanément nom de famille de Ferdinand (Linden) 392 ! Nous avons donc plutôt affaire à une caricature de héros de conte romantique, à un reflet difforme de Bertha, qu’à son reflet fidèle. Et de la même façon, la « vieille femme » de la « solitude de la forêt » n’est plus la dépositaire étrange et inquiétante du merveilleux dans la nouvelle de 1841, elle fait au contraire l’effet d’une « folle », incarnation « fanée » de la « débilité». 393 Sans compter la figure de l’ami coupable de traîtrise, Helmfried, qui trompe le héros… afin de rembourser ses dettes, motif bien prosaïque en regard de l’hypotexte de 1796. La dérision est ainsi bien de mise dans la nouvelle de 1841.
Tout comme l’attitude contemplative de Tieck ne s’arrêtait pas à un unique hypotexte, son regard empreint de dérision s’attarde également sur d’autres hypotextes romantiques. Nous avions en effet évoqué la figure picturale de Geneviève de Brabant en rapport avec le personnage de Ferdinand. Or, s’il y bien assurément un effet de miroir évident dans ce passage, il se réalise aussi sur un mode humoristique :
Par cette comparaison, Ferdinand tente de présenter sa propre « solitude de la forêt » comme bien moins enviable que celle de Genoveva. Or, le contenu sémantique du prénom de son fils Schmerzenreich (littéralement « royaume des souffrances ») ne prête guère à une interprétation gaie et enjouée de cette scène de « solitude dans la forêt » : ce premier contraste invalide la tentative d’auto-dramatisation de Ferdinand qui, en dépit de son incarcération au beau milieu de la forêt, goûte aux délicieux mets de sa cuisinière personnelle et repose dans une chambre confortable. De plus, son énumération des différents animaux qui peuplent la « solitude » de Genoveva, assortie d’une concession cocasse – ces animaux ne sont pas dignes de l’étiquette d’une reine –, ne souligne pas tant sa propre « solitude » qu’elle n’éveille le sourire du lecteur. En bref, le lecteur ne prend pas la « solitude de la forêt » de Ferdinand au « sérieux ».
Cette inclination de l’œuvre vers la caricature est également sensible à travers l’introduction de personnages annexes qui thématisent des motifs littéraires chers à Tieck. Le piteux destin d’un jeune étudiant épris de « pérégrinations » (pp. 543-544) parodie les destinées de quantité de personnages célèbres de Tieck, dont Franz Sternbald, le jeune Christian de La montagne aux runes, ou encore Tannhäuser. De même, la folie et l’écriture prennent des traits grotesques dans la nouvelle de 1841, en la personne de ce jeune Leopold, que seule l’écriture frénétique et la course à pied parviennent temporairement à dompter : ce lien étroit entre la figure de l’Artiste et de la Folie rappelle d’autres personnages de Tieck, notamment issus des célèbres Effusions sentimentales d’un moine amoureux des arts (1796). 395
De ces considérations, il ressort que l’intratextualité chez Tieck, id est le reflet du Blond Eckbert, comme d’autres de ses œuvres romantiques, dans l’hypertexte de 1841, est omniprésente et mêle systématiquement contemplation et dérision. Donnons rapidement quelques pistes de réflexion sur le sens d’une telle attitude.
Comme nous l’avons souligné, plusieurs motifs (« solitude de la forêt », amour, amitié, « folie ») et types de personnages (« Schwärmer »…) renvoient à toute une tradition littéraire propre à Tieck. Par ce jeu perpétuel de miroir, par cette contemplation et cette dérision intratextuelles, l’auteur ne réfléchit-il pas sur son propre destin en tant qu’homme et écrivain, c’est-à-dire sur lui-même et ses œuvres ?
Dernier écrit fictif de cet auteur prolixe qui a œuvré pendant près d’un demi-siècle, La Solitude de la Forêt de 1841 a certainement le statut d’un testament, et ce à un triple niveau, sur un plan biographique, métaphysique et poétologique. Nous souhaitons ici nous consacrer brièvement à ce dernier sens, et renvoyons à un article récent au sujet des deux premiers. 396
Comment ne pas voir en effet, dans cette nouvelle de 1841 qui débute sous le sceau de l’anniversaire, et donc de la célébration du Temps et de l’Homme, le destin de Tieck écrit par Tieck lui-même ? En effet, si le personnage de Leopold évoque le goût du jeune Tieck pour le Voyage et son inquiétude existentielle en général, il est aussi, et avant tout, un écrivain. De la sorte, en plus de son aspect caricatural et humoristique, la nouvelle de 1841 rend aussi hommage au feu sacré de Tieck qui, depuis près d’un demi-siècle, l’habite et lui fait saisir chaque jour sa plume. Quelques aspects de la biographie littéraire de Leopold invitent clairement à ce rapprochement : ce grand voyageur malade écrit également des vers, tout comme Tieck avec ses Poèmes d’un voyageur souffrant inspirés en 1806 par son séjour en Italie ; de plus, Leopold, tout comme Ludwig, voue une véritable passion pour les livres. 397 Enfin, ces mots du narrateur y incitent également : ils accordent à l’écriture le pouvoir d’arracher au cours du Temps les instants passés et présents, les espoirs futurs. Ces paroles lui reconnaissent le pouvoir de l’éternité et confèrent ainsi son plus noble sens à l’activité d’homme de lettres :
Dans son ultime nouvelle, Tieck rappelle au lecteur, sur un ton à la fois « plaisant » et « sérieux », le fondement existentiel de son activité d’artiste.
Soulignons enfin que l’évocation de sa littérature dans sa littérature, de ses œuvres romantiques dans ses nouvelles de maturité, n’est pas seulement sensible dans l’œuvre que nous venons d’étudier. Cette tentation narcissique se manifeste également dans ses « nouvelles-contes » des années 1830, notamment dans Le Vieux Livre et le Voyage dans le Bleu (1835), où une vaste peinture du monde elfique évoque avec nostalgie l’univers romantique de sa jeunesse. 399 Elle est aussi présente dans une nouvelle de 1823 intitulée Les Voyageurs, titre qui lui aussi souligne la notion romantique du voyage. Là aussi cependant, l’auto-contemplation s’accompagne d’auto-dérision : d’une façon très réaliste, l’œuvre met en scène un asile psychiatrique. 400
Le jeu avec la tradition romantique, forme particulière de jeu avec les genres, est donc bien présente dans les nouvelles de maturité de Tieck, et d’une façon exemplaire, dans sa dernière nouvelle rédigée en 1841, Solitude de la Forêt.
p. 503 : „mitten in dieser verdammten Waldeinsamkeit, die ich mir freilich oft in meinen grünen Jahren gedacht und herzlich gewünscht habe.“ ; p. 517 : „du verdammte, nichtswürdige Waldeinsamkeit!“.
Première variation (l’oiseau magique jouit auprès de la vieille femme de la « solitude de la forêt »): „Waldeinsamkeit, / Die mich erfreut, / So morgen wir heut / In ew’ger Zeit, / O wie mich freut / Waldeinsamkeit.“ (p. 152) ; seconde variation (l’oiseau souffre d’avoir été contraint de quitter sa « solitude » pour le monde impitoyable des hommes) : „Waldeinsamkeit, / Wie liegst du weit ! / Oh, dich gereut / Einst mit der Zeit. - / Ach, einz’ge Freud’, / Waldeinsamkeit.“ (p. 161) ; troisième variation (l’oiseau se réjouit d’avoir regagné son lieu d’origine) : „Waldeinsamkeit / Mich wieder freut, / Mir geschieht kein Leid, / Hier wohnt kein Neid, / Von neuem mich freut / Waldeinsamkeit“ (p. 168).
pp. 566-567 : „Elsen hatte hier seine Virtuosen hingestellt, und indessen diese die einfache Komposition bliesen, sangen einige Stimmen zart und anmuthig das kindliche, oder kindische Lied...“.
Songeons au poème archétype du même nom, écrit par Wilhelm Müller (1794-1827) au début du XIXeme siècle, et renvoyons aux passages de Waldeinsamkeit : p. 486 („,…was kann es Schöneres für ein liebendes Gemüth geben, als diese deutschen Wälder, vorzüglich wo Buchen, Linden und Eichen gemischt sind mit Eschen und Ulmen?’“), p. 489 („An einem einsamen, kühlen Plätzchen setzte er sich unter einen großen Lindenbaum und beobachtete den Gang seiner Empfindungen und Träume.“), p. 505 („die erleuchteten Zweige der Linden und der Buchen...“), p. 566 („Sidonie [...] sah durch die Linden nach dem grünen Walde...“).
p. 503 : „Ferdinands erster Gedanke war, eine Wahnsinnige zu erblicken“ ; pp. 508-509 : „Er fuhr mit Entsetzen zurück, denn die Alte hielt ihm ein so unschuldiges Grinsenlächeln entgegen, dass ihm vor diesem welken Blödsinn schauderte“.
Herzensergießungen eines kunstliebenden Klosterbruders.
Diane Gaillard-Kaszczyk, 2003.
Reisegedichte eines Kranken. La bibliothèque de Tieck était l’une des plus importantes de son époque. Concernant la pratique livresque de Leopold, je renvoie à la page 551.
Das alte Buch und die Reise ins Blaue hinein pourrait être rapproché d’un conte non moins connu de Tieck, Die Elfen/ Les Elfes.
Die Reisenden.