II-2. La nouvelle comme jeu avec la tradition contemporaine

Le jeu avec la tradition contemporaine joue également un rôle non négligeable dans la rédaction des nouvelles de Tieck. Par cette quasi-oxymore, nous entendons les phénomènes littéraires récurrents de l’époque de Tieck. Toujours à l’affût des événements qui touchaient la scène littéraire, Tieck n’a cessé de prendre position vis-à-vis de ceux-ci dans ses nouvelles. Ainsi, pour mettre en avant les deux aspects les plus importants, de nombreuses œuvres expriment, d’une part, son admiration pour Goethe, et d’autre part, sa critique du mouvement révolutionnaire Jeune-Allemagne. Ne nous méprenons pas, ses jugements restent mesurés dans un cas comme dans l’autre. Sa reconnaissance de Goethe ne se fait pas sur un ton enflammé, bien qu’elle contraste assurément avec la distance première que sa position romantique au début du siècle lui imposait presque de facto. Un témoignage de Goethe à ce sujet est très révélateur :

Les confidences de Goethe rappellent, en effet, que le passé les avait largement divisés de par leur appartenance à deux mouvements littéraires fondamentalement antagonistes: en dépit de leur reconnaissance mutuelle, Goethe, autrefois à la tête du classicisme de Weimar, et Tieck, auparavant poussé par les théoriciens de cercle de Iéna à prendre le flambeau du romantisme, connurent assez naturellement quelque difficulté à nouer plus tard des liens moins tendus.

De même que la reconnaissance mutuelle de Goethe et Tieck reste pondérée, la méfiance de Tieck à l’égard des Jeunes-Allemands est nuancée : elle se fonde moins sur un conservatisme intransigeant que sur une vision satirique de ces jeunes gens plus prompts aux belles paroles qu’à l’action. 403 Dans un article récent, nous avons justement souligné la dimension non-conservatrice de cette critique à l’égard des Jeunes-Allemands, une vision que partageait même Heinrich Heine, pourtant plus sensible à la tradition libérale. 404

Songeons, en ce qui concerne sa vision de l’œuvre littéraire de Goethe, aux nouvelles L’Adorateur de la lune (1832) et Le Quinze novembre (1827) : la première souligne la beauté de sa poésie, mais la seconde se moque impitoyablement (par le biais du personnage de Werner) des jeunes hommes qui perpétuent d’une façon grotesque la mode de Werther en s’accoutrant et en pérorant comme leur héros littéraire – ce que d’ailleurs Goethe n’a jamais cautionné. De plus, dans la nouvelle Vittoria Accorombona , le personnage ambivalent du Tasse peut être rapproché de Goethe : « d’une manière certes déguisée, la condamnation de tous les poèmes de circonstance et éloges qu’il composa à des fins de courtisan, font allusion à Goethe ». 405 En fait, dans les années de Dresde, Tieck reconnaît la valeur de l’œuvre goethéenne, mais ne renonce pas à une certaine préférence pour ses écrits de jeunesse. Préférence n’est cependant pas synonyme d’idolâtrie chez Tieck qui se moque justement des « Schwärmer » du type de Werner. 406 Nous verrons plus loin précisément ce qu’il en est.

Concernant la Jeune-Allemagne, pensons à L’Homme-poisson (1835) où, à travers le personnage de Florheim, Tieck caricature à l’envi les excès de ce mouvement  :

À l’évidence, Florheim ne fait pas la part des choses entre son idéal et la réalité, entre l’écriture et la pratique de la Révolution, ce qui prête à sourire. 408

Quoiqu’il en soit, au vu de ces quelques exemples, il est possible d’affirmer que la tradition littéraire contemporaine est bien clairement thématisée dans les nouvelles de Tieck. 409 Voyons si Tieck propose là aussi un jeu intertextuel avec les genres.

Notes
403.

Walther Dietze (1962, pp. 208-209) parle d’un mouvement pseudo-révolutionnaire en soulignant leur caractère plus provocateur que réformiste.

404.

Diane Gaillard-Kaszczyk, 2003.

405.

Christian Gneuss, 1971, p. 96 : „Die ähnlichen Vorwürfe, die in der ‚Vittoria Accorombona’ gegen Tasso erhoben werden, die Verurteilung aller Gelegenheits- und Huldigungsgedichte zum Zwecke höfischer Repräsentation, sind nur verkleidete Anspielungen auf Goethe.“. On se souvient de la pièce de Goethe précisément intitulée Torquato Tasso (1790), très appréciée de Tieck par ailleurs (Ausgewählte kritische Schriften, p. 143).

406.

Christian Gneuss, 1971, pp. 87-103.

408.

De plus, « la seule lecture attentive de ses paroles suffit à nous dévoiler nombre de travers du mouvement « Jeune-Allemagne » : les titres des journaux, fruits essentiellement de l’imagination satirique du narrateur, dénoncent successivement son exaltation et son idéalisme (L’Hirondelle), son esprit borné (L’Âne patriotique), ses moyens destructeurs et ses penchants carnassiers (Le Lynx renifleur, Les Œufs du Crocodile), et enfin son étalage vindicatif de revendications diverses et d’informations floues (La Rumeur hurlante), diverses composantes dont Florheim est une incarnation fidèle tout au long de la nouvelle. » (Diane Gaillard-Kaszczyk, 2003, p. 149).

409.

Christian Gneuss (1971) s’y consacre amplement. Dans les nouvelles de maturité, il distingue celles qui prennent position à l’égard du romantisme (pp. 16-57), du mouvement Jeune-Allemagne (pp. 58-86), de Goethe (pp. 87-113), et du Biedermeier (pp. 113-137).