II-2.1. Tieck et Goethe : de Wilhelm Meister au Jeune menuisier

L’importance du modèle goethéen pour Tieck s’affirme nettement au fil des années de Dresde : la fin des années 1820 est particulièrement riche en la matière. En effet, une fois nommé au poste de dramaturge du théâtre de la Cour (1826), Tieck tente d’intégrer à son répertoire davantage d’œuvres de Goethe. 410 D’une façon exemplaire, et très appréciée à l’époque, il porte ainsi à la scène Faust I, à l’occasion des quatre-vingts ans de son auteur (1829). 411 Et d’une manière analogue, en guise de prologue à l’édition des œuvres de Lenz (1828), il rédige « Goethe et son temps »qui est moins une laudatio de Lenz que de Goethe :

Nous avons précédemment souligné l’importance fondamentale de Shakespeare pour Tieck. 413 En le citant aux côtés de ce grand écrivain, Tieck adresse à Goethe son plus bel éloge. Cette ré-interprétation laudative du génie goethéen à l’issue des années 1820 se reflète dans ses nouvelles : au-delà de l’apport thématique et idéologique tel qu’il apparaît dans L’Adorateur de la lune, où Tieck fait le portrait d’un jeune homme sensible aux œuvres de Goethe, ces dernières influencent les nouvelles de Tieck également sur un plan plus formel. 414 Ainsi, l’aspect conversationnel de plusieurs grandes œuvres narratives de Goethe n’est pas sans conséquence dans l’œuvre de maturité de Tieck. De plus, la nouvelle Le Jeune menuisier (1836), dont nous avons évoqué les liens à l’architexte du roman de formation, évoque immédiatement Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (1795/96). 415 Nous nous contenterons ici de présenter ce dernier rapprochement intertextuel, car l’aspect conversationnel de l’œuvre narrative de Goethe est lui-même largement inspiré du modèle italien de Boccace dont nous présenterons ultérieurement l’influence sur Tieck. 416

Rappelons, enfin, que dans sa préface au Jeune menuisier (1836), Tieck indique que cette œuvre est le fruit d’une période marquée par de laborieux atermoiements divers, mais qu’il en avait projeté la rédaction dès le début de l’année 1795. 417 En antidatant son œuvre, Tieck s’efforce vainement de nier l’influence du roman de formation goethéen Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, paru en 1795 et 1796. Car, si son Jeune menuisier se distingue du modèle de Goethe, il n’est pas sans le rappeler. Quelques critiques le soulignent, de sorte que Le Jeune menuisier constitue, avec Les Choses superflues de la vie, l’une des rares nouvelles de maturité de Tieck qui occupent une position reconnue dans la recherche. Nous renvoyons aux travaux de Jürgen Jacobs (1972) et de Rolf Selbmann (1981). 418 Présentons rapidement les éléments qui permettent ce rapprochement, puis observons plus longuement la dimension ludique de ce lien intertextuel avec le roman de Goethe.

Notes
410.

Christian Gneuss, 1971, p. 88.

411.

Christian Gneuss, 1971, p. 88 ; Roger Paulin, 1987, pp. 109-110.

413.

1.1.2. Le roman de formation : La Fête de Kenelworth (pp. 39-50).

414.

Et même dans L’Adorateur de la lune, Tieck rend un hommage sur le plan formel au Werther de Goethe, en reprenant sa forme épistolaire. Dans le cadre de ce travail, nous renonçons à exposer ce phénomène également fort intéressant. Nous devons, en effet, nous résoudre à opérer certains choix.

415.

pp. 51-52 de ce travail. La parution en 1821, puis 1829, des Années de voyage de Wilhelm Meister, suite des Années de formation de Wilhelm Meister / Wilhelm Meisters Wanderjahre, a peut-être incité Tieck à achever enfin son propre roman de formation.

416.

2.3.1. Tieck et les fondateurs de la nouvelle. On observe, par exemple, l’influence du Décaméron dans les Causeries d’émigrés allemands / Unterhaltungen deutscher Ausgewanderten (1795) : dans ces deux œuvres, le récit-cadre se situe dans une époque troublée de l’Histoire, et les personnages se racontent des fictions pour oublier les vicissitudes de leur temps.

417.

p. 5 : „Es ist ein bekanntes Sprichwort : dass auch Bücher, grössere wie kleinere, ihre Schicksale haben. So waren es nur unvermuthete Hindernisse, Störungen und Zufälle, welche veranlassten, dass gegenwärtige Novelle nicht schon vor vielen Jahren den Lesern mitgetheilt wurde. Der Plan zu dieser Erzählung ist geradezu einer meiner frühesten Entwürfe, denn er entstand schon im Februar 1795...“.

418.

Jürgen Jacobs (1972), pp. 151-153 ; Rolf Selbmann (1981), pp. 137-149.