Distanciation à l’égard du modèle goethéen

Au-delà de ces parallèles assez évidents, nous avions déjà souligné l’aspect parodique de la reprise de l’architexte du roman de formation par Tieck dans notre analyse de La Fête de Kenelworth. La reprise de l’hypotexte goethéen a une dimension tout aussi ludique. Ainsi, le titre de la nouvelle de Tieck reprend d’une façon assez prosaïque le nom de famille si symbolique du héros de Goethe : dans le titre allemand du Jeune menuisier apparaît en effet le terme de « Meister » (au sens de « maître »), mais en mettant en exergue un aspect social et professionnel du héros (l’artisanat), il est totalement dénué de la symbolique purement existentielle du titre du roman de formation goethéen. D’une façon analogue, si le théâtre joue un rôle important dans la nouvelle de Tieck, il est démythifié en regard du modèle goethéen : dans Le Jeune menuisier, la scène n’est pas l’objet quasi unique des désirs du héros. Effectivement, alors que Wilhelm s’engage résolument dans une troupe professionnelle et tourne le dos à son destin de « bourgeois » dans une lettre restée célèbre qu’il adresse à sa famille, Leonhard, lui, ne prend part qu’à une troupe composée d’amateurs qui jouent pour leur simple plaisir. Sa vision d’une vie professionnelle en tant qu’acteur est présentée comme une « folie » par le héros lui-même. 421 On observe ainsi une indéniable distanciation à l’égard de l’hypotexte goethéen. 422

Dans notre perspective intertextuelle, le motif central du théâtre est d’une incomparable richesse. 423 En effet, il connaît une variation de taille : au lieu de mettre en scène la tragédie Hamlet de Shakespeare comme son modèle Wilhelm (dans les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister), Leonhard interprète une pièce du créateur de Wilhelm lui-même, à savoir un drame de Goethe précisément, Götz von Berlichingen, 424 avant de jouer une comédie de Shakespeare, Comme il vous plaira. 425 Plusieurs réflexions au sujet de ce dédoublement de la pièce initiale s’imposent.

Tout d’abord, avec la substitution d’une tragédie de Shakespeare par l’une de ses comédies, nous observons nettement un regard ironique porté sur l’hypotexte Wilhelm Meister : le héros Leonhard s’écarte toujours davantage du modèle goethéen qui privilégiait, lui, une expérience tragique et solennelle de l’existence humaine par le biais de la scène théâtrale. Dans l’hypertexte de 1836, la gravité cède le pas à la gaieté.

Ensuite, au lieu de clore la représentation de Götz par le succès sur lequel s’achève celle d’Hamlet dans Wilhelm Meister, Tieck préfère l’issue du fiasco. En effet, à la place des applaudissements du public à l’adresse de Wilhelm et de sa troupe (Vème partie, 12ème chapitre), nous trouvons des éclats de rire et des marques d’indignation qui témoignent tous assurément d’un regard très distancié par rapport à la pièce. 426 Ce regard ironique se porte nécessairement aussi sur l’auteur de la pièce, Goethe, dont le Wilhelm Meister est d’ailleurs clairement mentionné quelques pages plus loin lors d’une discussion sur le théâtre. 427 Tieck taquine ainsi l’auteur de son modèle intertextuel.

Enfin, le fiasco de la représentation de Götz a pour conséquence la mise en scène d’une nouvelle pièce, précisément la comédie de Shakespeare. Le personnage du professeur Emmrich justifie longuement ce choix en critiquant l’absence d’authentique génie dramatique chez Goethe, au contraire de Shakespeare.

Or, ces réflexions ne sont pas seulement un passage obligé du roman de formation coutumier des discours sur l’art, elles sont aussi extraites presque mot pour mot du long article critique que rédigea Tieck en 1828 en guise de prologue à l’édition des œuvres dramatiques de Lenz, « Goethe et son temps ». 429 Ainsi trouve-t-on ceci au sujet de Götz dans ce prologue :

De la même façon, les arguments avancés par Emmrich et Elsheim trouvent leur pendant dans le discours méta-littéraire de Tieck rédigé en 1828 :

Les exemples cités sont les mêmes dans le roman de formation de 1836 et dans l’article de 1828, et les éléments de l’argumentation sont identiques. Selon Tieck, comme selon les personnages de son roman de formation, les pièces de Goethe se prêtent mal à la scène de théâtre : l’absence d’action, liée à la fine peinture des émotions, les rattache, au-delà de leur forme dialoguée, davantage au roman ou à la nouvelle.

Les quelques éléments présentés font apparaître une concordance frappante : Le Jeune menuisier n’est pas seulement la reprise du roman de formation goethéen de 1795, il reprend aussi des passages entiers du prologue que rédige Tieck en 1828. Le lien intertextuel du Jeune menuisier avec son modèle n’est donc pas dénué d’ironie : Tieck joue avec Goethe non seulement par l’intermédiaire du roman de formation, mais aussi via le discours critique, genre méta-littéraire. La reprise intertextuelle du roman de formation Wilhelm Meister n’épuise pas les possibilités du jeu avec les genres qu’opère Tieck dans sa nouvelle : dans le Jeune menuisier, il combine sous-genre narratif et méta-littéraire, intertextualité et intratextualité. Ce faisant, la lecture attentive du discours critique de 1828 constitue une aide précieuse à l’explication des choix dramaturgiques que réalise Tieck dans Le Jeune menuisier. En effet, Tieck y reproche à Goethe sa compréhension lacunaire du génie dramatique de Shakespeare (p. 165). Dans Le Jeune menuisier, Tieck ne s’inspire pas seulement du modèle goethéen, il se veut également, si l’on peut dire, le mentor de Goethe par une appréhension nouvelle du génie de Shakespeare. La succession de Götz et de Comme il vous plaira prend alors tout son sens : les positions symétriques qu’occupent ces deux pièces autour de l’axe central du Jeune menuisierrenforcent cette idée d’une dramaturgie imparfaite chez Goethe, mais dépassée et accomplie chez Shakespeare. 435

Notes
421.

p. 96 : „...Tollheiten [...] Ich kann von mir nichts anführen, sprach Leonhard, als dass ich in meiner Jugend, ohne bestimmtes Talent dazu, einmal Schauspieler werden wollte.“.

422.

Rolf Selbmann (1981) fait des remarques analogues à la page 147.

423.

Notons également l’existence de l’article d’Hans Mörtl (1930) à ce sujet.

424.

Comme Leonhard, Tieck a beaucoup apprécié cette pièce dans sa jeunesse.

425.

Was Ihr wollt.

426.

p. 216 : „Es ist nicht leicht zu beschreiben, welche Wirkung diese declamierte Stelle im ganzen grossen, mit Menschen überfüllten Saale hervorbrachte. Es ist keine Übertreibung, wenn man behauptet, dass noch niemals ein dargestelltes Theaterstück so ungeheuer drastisch gewirkt habe. Die Bauern ergaben sich dem unmässigsten Gelächter, die Dienstleute erschraken [...]. Die Gerichtsleute schmunzelten und bedeckten in der Verlegenheit ihre Gesichter mit dem Taschentuch. Wahrhaft furchtbar aber traf der Schlag in das Parterre noble. Die Erlauchte schrie laut auf und lag in Ohnmacht ; die Äbtissin bekam ihre Krämpfe...“.

427.

p. 265 : „Göthe sagt einmal im Meister, es wäre zu wünschen, die Spielenden bewegten sich auf dem schmalen Streifen einer Leine.“.

429.

Notons également que les réflexions d’Emmrich sur l’agencement de la scène (pp. 264-269) reflètent celles de Tieck en la matière (cf. Rolf Selbmann, 1981, pp. 144-145).

435.

La représentation de la pièce de Goethe figure à la fin de la première des deux parties, celle de Shakespeare au début de la seconde. Notons que les réflexions abondantes d’Emmrich sur l’agencement de la scène théâtrale sont également imprégnées de Shakespeare et de Tieck : en effet, Tieck tenta vainement de réformer la scène du théâtre de Dresde en s’inspirant de Shakespeare, il voulait notamment mettre un terme au théâtre d’illusion qui transformait, selon lui, le théâtre en une vaste école de décorateurs !