Nous avons déjà présenté l’argument de Vittoria Accorombona, ce chef-d’œuvre des années de Dresde, dans le cadre du rapprochement avec l’architexte du roman historique. La qualité de cette œuvre, ainsi que l’infime reconnaissance dont elle jouit dans la recherche comme parmi le public, incite à l’étudier une nouvelle fois, mais dans une perspective différente. Néanmoins, précisons que la mise en évidence d’un lien intertextuel ne saurait remettre en question le lien premier et essentiel au roman historique : comme nous l’avons souligné, plusieurs fois déjà, ces différentes approches d’une même œuvre se veulent complémentaires, et non antithétiques. À ce titre seulement, nous pourrons, en effet, défendre l’idée d’un jeu (pluriel) avec les genres.
Tout d’abord, notons que les liens de cette nouvelle de Tieck avec les controverses contemporaines ont été immédiatement perçues par les lecteurs. En effet, si Vittoria Accorombona fut reconnue et appréciée par un large public en 1840, elle souleva également chez certains une indignation assez proche de celle qu’avait éveillée Wally la sceptique en 1835. Dans les confidences que fait Tieck à Köpke, on retrouve ainsi cette anecdote parlante d’une lectrice qui avoue à Tieck qu’elle ne peut évoquer le roman dans les cercles qu’elle fréquente, et que même, elle doit le lire en secret et veiller à bien le soustraire aux regards indiscrets. 441 Cet épisode souligne en fait à merveille la proximité des œuvres de Tieck et de Gutzkow : leur personnage principal est une belle héroïne cultivée qui s’élève contre le carcan de la morale sociale de son temps. 442 Leur indépendance et leur volonté d’autonomie est symbolisée par leur faible inclination pour l’institution du mariage.
Ces deux passages sont très révélateurs du portrait de nos héroïnes : toutes deux associent le mariage à l’emprisonnement, à l’aliénation, et même à la mort. L’union maritale leur apparaît comme une « malédiction » à laquelle elles craignent de ne pas pouvoir échapper. Elle met un terme à leur liberté. De plus, chez Gutzkow, comme chez Tieck, ces jeunes filles sont imprégnées de livres véhiculant nombre de critiques sociales et religieuses : Wally « préfère la prose de Heine », celui qu’on qualifie, parfois un peu vite, de chef de file du mouvement Jeune-Allemagne, aux vers « ennuyeux » de l’école souabe, ces épigones du romantisme, et Vittoria a lu Boccace. 445
Ensuite, la dynamique de la nouvelle de Tieck présente également maintes analogies avec le roman de Gutzkow. Dans les deux œuvres, l’héroïne est contrainte d’épouser un homme qu’elle n’aime pas, et à chaque fois, elle s’éprend d’un être supérieur pour qui l’intériorité prime sur la morale de son temps. L’amant de Wally porte un nom tout à fait emblématique de cette souveraineté de l’ego, Cäsar. Et dans le cadre du rapprochement avec le roman historique, nous avions déjà précisé que le comte Bracciano, comme Vittoria, était l’une de ces « âmes fortes » qui s’élèvent contre le destin et l’Histoire. Les deux héroïnes connaissent alors quelques semaines d’intense bonheur à deux, à l’écart de la société hostile que symbolisaient les grandes villes, de Paris pour Wally et de Rome pour Vittoria :
Mais, chez Gutzkow comme chez Tieck, l’œuvre s’achève sur la mort tragique de l’héroïne. Toutes deux s’inclinent finalement sous le joug de la morale contemporaine. De plus en plus rongée par les remords, Wally se sent « déchirée », tiraillée entre l’éducation chrétienne qu’elle a reçue et la vie amorale qu’elle a choisie. 448 Cäsar l’abandonne, elle se suicide quelque temps après. Quant à Vittoria, son assassinat ressemble non seulement à la vengeance d’un de ses ennemis personnels, mais d’une façon plus générale, au châtiment que lui inflige toute une société : c’est le prix à payer pour ne pas s’être soumise à la morale de son temps. Wally, comme Vittoria, sont les martyres d’une société qui ne parvient pas à évoluer.
À la lumière de ces quelques réflexions, on comprend mieux les voix critiques de ceux qui s’élevèrent à la parution de Vittoria Accorombona et virent en elle l’idéal jeune-allemand de « la femme libre ». C’est ainsi que Theodor Mundt, membre du mouvement Jeune-Allemagne et auteur d’une « Wally » chantant l’émancipation de la chair et la libération sexuelle de la femme, qualifia Vittoria Accorombona d’œuvre « socialiste », employant alors le même terme qu’avait utilisé la censure en 1835 pour interdire Wally la sceptique. 449
Rudolf Köpke, 1855, vol. 2, p. 175.
Les premières scènes respectives des deux œuvres mettent en avant l’extraordinaire beauté de leurs héroïnes (Wally,die Zweiflerin, pp. 7-8 ; Vittoria Accorombona, pp. 532-533).
Wally, die Zweiflerin, pp. 17-18 : „Sie blätterte in dem jüngsten Musenalmanach von Schwab und Chamisso. ‚Diese guten Waldsänger’, sprach sie vor sich hin, ‚nehmen sich die Freiheit, sehr ennüyant zu sein. […] Ich ziehe Prosa vor. Heine’s Prosa ist mir lieber, als Uhland und sein ganzer Bardenhain.’“. Dans les années 1830, l’école souabe rassemblait Uhland, Kerner, Schwab, Mörike : ils sont généralement présentés comme des épigones du romantisme.
Vittoria Accorombona , p. 547 : „Wie sehr tatest Du recht, Mutter, mir unsere Bandello, Boccaz […] nicht zu verschliessen...“.
p. 213 : „...eine Zerrissenheit, wie die meinige…“.
Theodor Mundt est l’auteur de Madonna ou les Entretiens avec une sainte / Madonna oder Unterhaltungen mit einer Heiligen qui parut la même année que Wally, die Zweiflerin, en 1835. Consulter l’édition Bibliothek deutscher Klassiker (p. 1290) à propos de son interprétation de Vittoria Accorombona.