Si La Cloche d’Aragon (1839) avait suscité notre intérêt, de part sa forme littéraire jouant avec le« romance » 457 , elle attire tout autant notre attention dans le cadre du jeu avec les genres historiques, et notamment dans celui du jeu avec les « nouvelles »… de Tieck lui-même. En effet, nous avions souligné qu’il s’agissait d’un « romance » enchâssé, id est intégré à un récit-cadre. Or, ce récit-cadre se place dans la continuité d’un autre récit-cadre issu d’une autre « nouvelle » de Tieck, en l’occurrence L’Homme-poisson (1835).
En effet, ici comme là, dès les premières lignes, le narrateur met en place la même constellation de personnages discourant sur l’art, la littérature et leurs rapports au réel et à l’imaginaire (à savoir le jeune conseiller Eßling, la jeune Cäcilie/Lucilie 458 , le jeune et si enflammé Florheim 459 , la mère de Cäcilie 460 , le vieux professeur 461 Sinzheim et le conseiller privé).
Ici comme là, le « romance » joue un rôle majeur sur le plan sémantique et morphologique des œuvres en question. Dans L’Homme-poisson, le cercle d’amis retrace effectivement tour à tour les origines possibles de la célèbre « ballade » ou du « romance » de Schiller, « Le Plongeur », après en avoir diversement apprécié l’interprétation musicale lors d’un concert (mouvement général de l’évocation d’un romance à son herméneutique). Ce faisant, ce « romance » s’apparente à la métaphore filée d’un de ses personnages, Florheim, prêt à « plonger » dans les tourbillons révolutionnaires contemporains. Dans un mouvement inverse, La Cloche d’Aragon évoque d’abord les origines possibles d’une légende d’Aragon avant d’en proposer un « romance » en chair et en os (mouvement général de tentatives herméneutiques au romance), et dresse par cette dernière une éventuelle métaphore de nécessaire « révolution » par le haut - à laquelle même Florheim pourrait adhérer à l’issue de ses errements politiques à Paris.
Et surtout, ici comme là, il s’agit d’une référence mutuelle explicite : dans La Cloche d’Aragon, le narrateur nous renvoie dès la première page à L’Homme-poisson, tandis que, dans ce dernier ouvrage, la remarque finale d’un personnage pouvait précisément laisser entendre qu’une « nouvelle » future ferait revivre les mêmes personnages.
Ce lien existant entre La Cloche d’Aragon et L’Homme-poisson met en évidence un phénomène de continuité entre deux nouvelles de Tieck, une forme nouvelle d’intratextualité chez cet auteur.
Ajoutons enfin que cette dimension intratextuelle des « nouvelles » de Tieck entre elles prend une coloration ludique à la seconde page de La Cloche d’Aragon. En effet, le « romance » enchâssé et ses préliminaires herméneutiques répondent au désir d’un personnage fictif de voir comblée une lacune présente dans Mort du Poète (1834), autre « nouvelle » de Tieck…
Dans ces dernières lignes, l’ironie de Tieck est bien sensible dans la fausse naïveté qu’il impose à son narrateur, lorsque ce dernier évoque « l’auteur de cette nouvelle » Mort du Poète en se gardant de divulguer son propre nom. De plus, nous voici face à un personnage fictif qui critique implicitement son créateur, Tieck, et le presse de remédier à ses lacunes. Et deux personnages fictifs de s’exécuter à travers le développement de la « nouvelle » La Cloche d’Aragon - le professeur pour les données purement historiques du phénomène, et Eßling pour une approche plus esthétique, en tant que gendre qui galamment se hâte de répondre aux attentes de sa belle-mère. Évidemment, ces personnages fictifs affectent seulement d’orchestrer la « nouvelle », le véritable instigateur étant Tieck lui-même. L’auteur joue ici avec les personnages fictifs de ses nouvelles en feignant de leur accorder la liberté de structurer son œuvre nouvellistique.
Cf. sous-partie 1.3.
Certainement une étourderie de Tieck qui nomme ce personnage Lucilie dans Der Wassermensch et Cäcilie dans Die Glocke von Aragon.
Dans La Cloche d’Aragon, Florheim ne réapparaît nommément qu’à la dernière page, mais l’évocation du mariage de Cäcilie et Eßling au début rappelle implicitement son existence, celle d’un autre fiancé dans le passé.
Madame de Wendel dans Der Wassermensch.
Sinzheim dans Der Wassermensch.