Du Décaméron au Sabbat des sorcières

Dans le cadre de rapprochements avec l’architexte du « Schicksalsdrama », nous avons évoqué une nouvelle de Tieck parue en 1832, Le Sabbat des sorcières. Or, outre cette affinité architextuelle, cette œuvre présente de nombreuses similitudes intertextuelles avec le Décaméron. En effet, deux aspects de l’œuvre de Boccace se manifestent clairement dans cette nouvelle de Tieck, tout d’abord la notion de récit-cadre, et ensuite le caractère « scandaleux » d’un récit inséré.

De fait, le début du Sabbat des sorcières rappelle beaucoup la tradition narrative issue du Décaméron. Dans ce dernier, les héros fuient la peste qui sévit à Florence (pp. 7-15) pour gagner la campagne et se retrouver dans un jardin idyllique. En guise de divertissement, ces dix personnages décident alors de se conter mutuellement des histoires, une chacun, chaque jour et ce, pendant dix jours. Les premières pages de la nouvelle de Tieck sont construites de la même façon : elles mettent en avant la dichotomie fondamentale qui oppose le petit cercle d’amis pacifiques et esthètes, réunis autour de Catharina, au monde cupide et sanguinaire de l’Église et de la haute noblesse (pp. 191-192). Le lecteur acquiert rapidement l’impression que le « jardin » de Catharina situé « aux portes de la ville », est tel un éden, isolé, retranché au milieu d’un monde mortifère et pestilentiel. 468

On est très proche du principe de Pampinée dans le Décaméron, selon lequel il ne faut « rapporter du dehors que des nouvelles agréables », et « se distraire au gré de son plaisir ». 472 Et de même que Catharina et ses amis prennent plaisir à écouter chant et luth au commencement de la nouvelle de Tieck, les personnages de Boccace apprécient tout particulièrement la musique au début du Décaméron :

Les corrrespondances sont frappantes : à la peste se substitue les conflits du roi de France et du duc de Bourgogne, à la reine des festivités Pampinée, Catharina et son goût pour l’art et le divertissement. Enfin, les récits ne sont pas écartés du cercle de la jolie veuve d’Arras, ainsi on trouve celui du jeune Friedrich Beaufort (pp. 199-204). La situation initiale de cette nouvelle de Tieck renoue ainsi avec le récit-cadre du Décaméron. Cette hypothèse est encore plus convaincante lorsque l’on sait que, sur le plan strictement historique, une telle vie culturelle n’avait plus lieu à Arras à la fin du XVe siècle, ainsi que le prétend le narrateur : en effet, la « confrérie des Jongleurs et des Bourgeois » d’Arras, réunissant art et sociabilité, théâtre et poésie dans un cercle affable, s’est épanouie au XIIIe siècle pour s’éteindre au début du siècle suivant. Le modèle intertextuel prime ainsi sur la fidélité objective à l’histoire.

Outre le récit-cadre, nous trouvons également un récit inséré dans Le Sabbat des sorcières qui renvoie, explicitement cette fois, au modèle de Boccace : il s’agit des confessions autobiographiques de Catharina auprès de Friedrich (pp. 250-267). De fait, son histoire personnelle reprend les ingrédients typiques des nouvelles de Boccace, id est selon les termes de Tieck dans sa préface de 1829 :

La satire anti-cléricale apparaît nettement dans ces confessions, où des prêtres sans-cœur se font les alliés du bourreau de Catharina dans sa jeunesse et la dépouillent allègrement de son héritage. 475 De plus, la « lubricité, l’adultère, la corruption » sont comme personnifiées par la relation trianglaire mouvementée qu’entretiennent Catharina, son vieil époux Denisel, et son jeune amant Robert qui a eu recours à un subterfuge pour s’intégrer dans le logis marital (p. 261).

Ce récit du passé de Catharina rappelle ainsi fortement les « nouvelles » de Boccace, ce dont l’héroïne elle-même est bien consciente :

Comme nous le voyons, un personnage de la nouvelle de Tieck souligne lui-même le lien intertextuel qui unit le récit de son passé aux nouvelles de Boccace : ce phénomène corrobore notre hypothèse d’une influence de l’art nouvellistique de Boccace dans Le Sabbat des sorcières, ainsi que celle d’un jeu avec cette même tradition. En effet, le renvoi explicite à une tradition met en avant la conscience avec laquelle Tieck la réactive.

De plus, au-delà du reflet dans la nouvelle de Tieck du récit-cadre du Décaméron, ainsi que de ses quelques « nouvelles » insérées, le lecteur reste néanmoins sensible à l’atmosphère assez pessimiste du Sabbat des sorcières. Bien que nous observions à l’évidence une reprise d’éléments précis de l’œuvre de Boccace dans la nouvelle de 1832, le ton fondamentalement « plaisant » du modèle de 1350 fait largement défaut. De fait, la « peste » incarnée par les conflits des puissants gagne peu à peu le petit cercle d’initiés de Catharina : au contraire de l’univers fictif de Boccace, qui réserve à ses héros un espace de vie, celui de Tieck abandonne l’héroïne et ses amis au fléau de son temps, à l’intolérance. De la même façon, si le récit du passé de Catharina présente une réelle parenthèse à la Boccace, il ne se réalise pas sur le ton de l’espièglerie et du divertissement, mais au contraire au milieu de lamentations pathétiques et désespérées sur le triste sort réservé à l’être humain. 478 Dans Le Sabbat des sorcières, Tieck joue ainsi avec une tradition fondatrice du genre de la nouvelle : il reprend des éléments-clefs de l’hypotexte, mais inverse fondamentalement la tonalité du récit en lui imprimant un pathos qui lui était étranger à l’origine.

Enfin, ajoutons deux remarques qui renforcent notre hypothèse d’un jeu avec la tradition des nouvellistes italiens de la Renaissance.

Pensons, en effet, à la nouvelle L’Homme-poisson (1835) précédemment évoquée. Nous y retrouvons d’une manière frappante un petit groupe d’amis qui se fait part oralement de légendes, récits et « nouvelles », ainsi que le personnage du professeur l’énonce. 479 De plus, le récit-cadre révèle l’existence d’un danger susceptible de menacer la petite assemblée réunie, en l’occurrence, les troubles révolutionnaires contemporains, dont un autre personnage Florheim se fait l’ardent défenseur. On pourrait d’ailleurs aussi songer, de ce fait, à rapprocher cette nouvelle de 1835 des Causeries d’émigrés allemands de Goethe (1795), œuvre citée dans la préface de Tieck de 1829 et qui, elle aussi, a été inspirée du Décaméron de Boccace : les « causeries » des personnages de Goethe, autre nouvelliste majeur auquel renvoie Tieck dans la préface de 1829, jouent tout autant un rôle de distraction dans le contexte sanglant de la Révolution française. 480 Quoi qu’il en soit, dans L’Homme-poisson, la reprise de Boccace, comme de Goethe, n’est pas dénuée d’ironie : nous avons déjà souligné le côté ridicule de Florheim, ce qui démystifie le caractère destructeur de son mouvement révolutionnaire. En outre, à travers la facilité qu’ont les personnages de Tieck à accumuler les exercices de genre, faisant se succéder roman de conspiration, roman d’amour, nouvelle classique, puis moderne, Tieck et son narrateur ne mettent pas un seul modèle narratif sur un piédestal : le jeu pluriel avec les traditions génériques est de mise.

Enfin, notons que Le Retour de l’empereur grec (1831), présenté dans notre analyse des affinités avec l’architexte du roman historique, a été inspiré par la lecture d’un autre nouvelliste de la Renaissance italienne, Bandello (1485-1561). Les confidences de Köpke à ce sujet sont très intéressantes pour notre réflexion sur les genres :

Ces lignes soulignent, d’une part, l’intérêt que porte Tieck à la tradition des nouvellistes italiens de la Renaissance, d’autre part, sa tentation caractéristique de remodeler des œuvres pour les adapter sous des formes littéraires différentes – il souhaite, en effet, passer de la nouvelle de la Renaissance italienne au drame espagnol. Enfin, notre présentation du Retour de l’Empereur grec comme roman historique laisse supputer que Tieck a finalement privilégié cette forme littéraire au détriment du drame espagnol. Il est fascinant d’observer cette tendance prononcée de son esprit créateur à penser en termes génériques, en termes de formes littéraires.

Il en va finalement de la même façon pour le Sabbat des sorcières qui mêle mémoires historiques et fiction (à la façon du roman historique), Décaméron et « Schicksalsdrama ». Ce faisant, les genres s’interpénètrent et, au bout du compte, se transforment les uns les autres, aboutissant au phénomène de jeu avec les genres. Nous venons ainsi de mettre en valeur la dimension pathétique de la reprise du Décaméron dans Le Sabbat des sorcières, or ce ton funeste est largement dû à l’imbrication du « Schicksalsdrama » dans cette même œuvre. Nous observons une nouvelle fois que nos rapprochements à un unique architexte ou hypotexte n’épuisent nullement toutes les possibilités du jeu de Tieck avec les genres. Les liens mis en lumière avec la tradition nouvellistique italienne, si présents soient-ils, n’excluent pas, bien au contraire, d’autres rapprochements génériques. Seul l’assemblage le plus exhaustif possible des affinités génériques avérées dans une nouvelle de Tieck donne la mesure la plus juste possible de la richesse de sa forme littéraire.

Notes
468.

p. 191 : Catharina „besass ein grosses Haus in der Stadt, in welchem sie viele Gesellschaft sah, so wie vor dem Thore einen anmuthigen Garten, wo in den Sommertagen ihre Freunde oft im kühlen Saale sich um sie versammelten.“.

472.

p. 23 (Première journée. Introduction).

475.

pp. 260-261: „,Mein Vater, die Priester und [Denisel] waren übereingekommen, dass er mich, als Ersatz der Kirchenbusse, wegen meiner Abtrünnigkeit täglich züchtigen und strafen könne, auch ohne Veranlassung...’“ ; p. 267 : „,...ich war mir nun, im Besitz eines mässigen Vermögens, selber überlassen; denn vieles, das wir früher besessen hatten, war durch Denisel und meinen Vater an Klöster und Kirchen vergabt worden.’“.

478.

Dans sa préface de 1829, Tieck parlait de la « gaieté » de Boccace (au sens de „lustigem Geist“,
p. LXXXV).

479.

p. 29 : „Die ältesten Italiäner, wenn sie diese Begebenheit erzählend und ohne alle Bezweiflung vorgetragen, hätten sie wahrscheinlich Novelle genannt. Denn sonderbar und neu ist dieser Untergang und diese Gabe des Schwimmens gewiss.“.

480.

Nous aurions également pu souligner le rôle de l’art nouvellistique de Goethe dans l’élaboration des nouvelles de Tieck en centrant notre propos sur le phénomène des nouvelles enchâssées dans Les Causeries d’émigrés allemands comme dans Les Années de voyage de Wilhelm Meister (1821, 1829) : on trouve, en effet, un tel exemple dans Das Zauberschloß (1830) de Tieck qui intègre un court récit intitulé ‘Die wilde Engländerin. Novelle’.