Dans nos réflexions consacrées à la reprise architextuelle du romance dans La Cloche d’Aragon (1839), nous avions indiqué que l’un des personnages renvoyait à « une pièce de théâtre » de Lope de Vega. 496 Assurément, le romance enchâssé dans la nouvelle de Tieck évoque beaucoup l’univers de Lope : les guerres entre Maures et Espagnols, ainsi que le personnage du hobereau tout-puissant se livrant à des abus de pouvoir sont des thèmes récurrents de son théâtre. De plus, Lope a largement usé du vers consonant du « romance » dans ses pièces de théâtre, et notamment dans les dernières : or, c’est précisément ce vers que reprend Tieck dans sa nouvelle comme nous l’avons montré dans nos rapprochement au genre lyrique. 497 Néanmoins, il n’est pas si aisé de savoir à quelle pièce exactement Essling se réfère, Lope de Vega ayant été un auteur particulièrement fécond :
Consciente du caractère hypothétique d’un rapprochement quelconque avec une pièce précise de Lope, nous proposons toutefois de mettre en lumière les liens qui unissent le « romance » de Tieck à l’une des ultimes « comedias » de l’auteur espagnol, Le meilleur alcade est le roi (1635). D’une part, cette pièce reprend, en effet, une intrigue assez typique d’une manière générale de l’œuvre dramatique de Lope. Notre rapprochement est, à ce titre, plus global que ponctuel. D’autre part, les critiques que prononce ouvertement, à l’issue de la lecture du « romance », un personnage de Tieck, Essling, envers une noblesse imbue de ses droits et prompte à la rebellion, invitent particulièrement à une évocation de cette pièce au titre révélateur. 499
Rappelons brièvement l’argument de la pièce en question.
Le meilleur alcade est le roi : Composée de trois actes, cette pièce présente une unité d’action, la réalisation du mariage de deux jeunes paysans, Sancho et Elvira, union sans cesse repoussée par l’intérêt grandissant que porte le seigneur Don Tello à la jeune paysanne. Dans le premier acte, celui-ci va même jusqu’à l’enlever pour satisfaire sa passion charnelle et refuse de la libérer, malgré les supplications des deux promis au début de l’acte II. Le père d’Elvira conseille alors à Sancho de s’en remettre au roi de Castille pour obtenir justice. Celui-ci, attentif aux requêtes de ses sujets, s’émeut du discours de Sancho et rédige une lettre à l’adresse de Don Tello, dans laquelle il somme ce dernier de remettre Elvira à Sancho. Don Tello s’y refuse toujours, et sa haine envers Sancho, ce paysan insoumis, ne fait que grandir. Sancho s’enfuit. Dans l’acte III, il retourne auprès du roi qui, cette fois, décide de se rendre en personne auprès de Don Tello pour faire justice. Il lance alors la phrase du titre de la pièce : « Le meilleur alcade est le roi ». Le roi exige la plus grande discrétion de ceux qui l’accompagnent dans cette mission. Accompagné d’un bourreau et d’un prêtre, le roi se fait alors annoncer comme « moi » au château de Don Tello : ce dernier, ne pouvant imaginer la présence de son souverain en sa demeure, rit au nez des serviteurs et refuse de paraître devant l’homme qui s’arroge, selon lui, des droits que lui seul possède. Le roi se fait alors annoncer comme alcade du roi. Don Tello se présente cette fois, mais se moque de son faible pouvoir : « Vous ne savez sans doute pas qui je suis. Si le roi lui-même ne vient pas m’arrêter, personne au monde ne le peut.» (p. 631). Le roi révèle alors sa véritable identité, et fait décapiter l’orgueilleux seigneur. Elvira, violée in extremis par Don Tello, épouse celui-ci juste avant qu’il ne meure, sur l’ordre du roi : la moitié des biens de Don Tello revient à la jeune paysanne. La pièce se conclut sur le mariage prochain d’Elvira et de Sancho.
Dans le « romance » de Tieck, l’intrigue amoureuse disparaît totalement au profit de l’intrigue politique, de l’antagonisme entre le roi et l’un de ses hobereaux. Mais, ce dernier présente justement de nettes similitudes avec l’hypotexte de Lope. Comme Don Tello, Don Pedro est l’un de ces seigneurs bouffis d’orgueil qui ne portent aucun respect à son roi :
La scène où Don Tello refuse d’ouvrir sa porte au roi, ressemble beaucoup à celle où Don Pedro s’emporte contre ceux qui le dérangent en son logis, alors même qu’ils viennent lui offrir la couronne d’Aragon (8ème chant, pp. 375-377). La colère de Don Tello et celle de Don Pedro révèlent toute la suffisance de leur caractère, leur arrogance, et le profond mépris qu’autrui leur inspire.
De plus, comme le roi de Castille chez Lope, Don Ramiro, roi d’Aragon chez Tieck, est un souverain bon et épris de justice. Le onzième chant du « romance » de Tieck, intitulé « Jour d’audience » (pp. 610-614), 501 rappelle ainsi beaucoup cette scène de l’acte II de Lope, qui met en avant les qualités du roi comme justicier au cours des audiences qu’il accorde à ses sujets.
Enfin, le secret est de mise lors des préparatifs du châtiment royal, chez Lope comme chez Tieck, et ces décapitations veulent avoir valeur d’exemple :
À propos des décapitations dans le « romance » de Tieck justement, nous pourrions songer à une tragicomedia de Lope qui met en exergue ce motif, en l’occurrence, Mudarra le Bâtard (1612). 503 Cette légende « a connu un extraordinaire succès littéraire jusqu’au XIXe siècle inclus ». 504 Par exemple, Victor Hugo, dans son recueil lyrique intitulé Les Orientales (1829), avait repris ce motif dans une « Romance mauresque ». Il est fort possible que Tieck combine plusieurs pièces de Lope de Vega pour créer sa propre « romance », l’importance du motif de la « cloche » suggère, en effet, une autre référence intertextuelle.
L’évocation d’une pièce précise de Lope de Vega donne ainsi une piste de réflexion dans le cadre de notre travail sur le jeu avec les genres chez Tieck. Cependant, elle n’en constitue pas l’aboutissement : dans cette nouvelle, il est probable que d’autres modèles génériques interviennent en plus du texte Le meilleur alcade est le roi. Cette pluralité intertextuelle constitue précisément l’un des aspects du jeu de Tieck avec les genres.
Pour conclure sur l’influence de la dramaturgie de Lope sur la forme nouvellistique de Tieck, nous pourrions esquisser également le rôle de la comedia nueva espagnole sur les nouvelles de Dresde. En effet, l’un des grands principes de la comedia pour Lope réside précisément en un mélange de la gravité et du burlesque, ce que nous avons souvent rencontré dans notre lecture des nouvelles de Tieck. Ainsi, cette façon typique qu’a Lope de réunir et d’entrecroiser dans une seule pièce deux intrigues, l’une principale avec des protagonistes de haut rang, l’autre secondaire avec un valet comique, évoque inévitablement une tendance caractéristique des nouvelles de Tieck. 505 Souvenons-nous de Joies et Souffrances musicales, où le comte mélancolique est accompagné du grotesque chanteur italien, de L’Érudit, où le valet et la servante parodient le mariage de leurs maîtres, des Fiançailles, où les épousailles de l’amusant baron von Wilden redoublent celles des héros. Songeons aussi au séducteur invétéré, le jeune comte Birken dans Les Voyageurs, dont le mariage final avec une fille du pasteur imite d’une façon grotesque les unions plus romantiques de deux autres héros. 506 Ou encore, pensons à l’intrigue des valets qui se disputent la main d’une servante dans La Bonne société à la campagne, alors même que deux prétendants veulent obtenir celle de la fille de leurs maîtres. Et nous pourrions citer quantité d’autres exemples qui illustrent toujours ce même phénomène.
À la lumière de ces éléments, nous pouvons donc attester de l’importance du jeu intertextuel des nouvelles de Tieck avec l’œuvre dramatique de Lope de Vega.
p. 408 : „Der grosse Dichter Lope de Vega, erwiederte der Vorleser, hat nicht so gedacht, weil er aus dieser alten Volkssage ein eignes Schauspiel zusammengesetzt hat.“.
Élisabeth Delrue, 2002, p. 201 : « Le romance, dont la progression est continue dès 1604, constitue, grosso modo, la moitié des comedias de la dernière époque (1626-1635). ».
pp. 408-409 : „Der hohe Adel hat in allen europäischen Reichen den Königen in früheren Zeiten immer viel zu schaffen gemacht und zuweilen half sich der Fürst dann wohl durch so grausame Einschnitte, damit das faule Fleisch nur nicht ganz das gesunde verzehre. […] Es ist daher zu verwundern, dass neuerdings so oft wiederholt wird, der Adel sei zu allen Zeiten die wahre Stütze und Sicherheitspfeiler der Thronen gewesen.“.
pp. 384-391: „11. Der Gerichtstag“.
El bastardo Mudarra.
Cf. Théâtre espagnol du XVIIe siècle, 1994, p. 1451.
Élisabeth Delrue, 2002, p. 195.
Dans Die Reisenden, Tieck met d’une façon très ironique ce comte dans la position du valet comique !