II-3.3. Conclusion partielle

Au terme de cette étude consacrée au jeu avec la tradition étrangère, plusieurs constatations s’imposent.

D’une part, la passion de Tieck pour la littérature étrangère trouve son pendant dans sa propre création nouvellistique. S’il n’hésite pas à évoquer explicitement de grands noms comme Boccace et Lope de Vega dans ses nouvelles même, tout comme celui de Cervantes dans sa préface de 1829 qui s’efforce justement de clarifier le sens du terme « nouvelle », c’est d’abord pour témoigner de son admiration pour ces auteurs. Mais, cette admiration va plus loin qu’une simple laudatio. En effet, la lecture attentive de quelques nouvelles de Tieck rend sensible à ce qui ne relève pas seulement d’une inclination pour ces voix étrangères, mais bien d’une véritable affinité esthétique. Tieck ne se contente pas d’écrire que Boccace et Cervantes « sont les maîtres du genre » de la nouvelle, l’un des ses personnages ne renvoie pas à une pièce de Lope pour le seul plaisir de l’évocation : Tieck va, en effet, bien plus loin que la simple citation. Par la reprise minutieuse de personnages, dynamiques et motifs issus de ces modèles étrangers, il intègre, dans ses propres nouvelles, cette généalogie littéraire. Il la ressuscite. Il fait véritablement revivre la littérature étrangère dans sa propre littérature.

D’autre part, cette reprise d’autres œuvres au sein même de ces nouvelles s’exerce avec beaucoup de liberté et de maîtrise. Certes, dans Le Sabbat des Sorcières, nous trouvons une parenthèse nouvellistique typique de Boccace, par le biais des confessions de Catharina. Mais, cette parenthèse est admirablement intégrée au reste de l’œuvre, elle a tout à fait sa raison d’être sur le plan strictement narratif. Il ne s’agit pas d’un collage grossier. Et c’est précisément ce qui fait la difficulté et l’intérêt de notre réflexion : si des œuvres étrangères inspirent Tieck nouvelliste, ainsi que nous l’avons démontré, il s’agit d’un jeu subtil. Il y a différentes raisons à ce phénomène, et en tout premier sans doute, la difficulté pour le lecteur de disposer des connaissances livresques de l’auteur. La mise à jour d’un jeu intertextuel nécessite ainsi souvent un regard averti. De plus, le camouflage est de mise dans ses nouvelles : ainsi, dans Les Choses superflues de la vie, alors même qu’il nous livre quantité de références littéraires, précisément, celle du Jaloux d’Estrémadure fait défaut, et ce, en dépit de sa pertinence. L’exhibition peut parfois jouer le même rôle que le camouflage : la référence à une mystérieuse pièce de Lope de Vega dans La Cloche d’Aragon ne facilite nullement la tâche du lecteur qui se voit alors confronté à des centaines d’œuvres dramatiques. Enfin, plus qu’une simple reprise, plus qu’une résurrection fidèle de la tradition étrangère, Tieck se livre à un véritable jeu avec elle. Dans ses nouvelles, la métamorphose a les mêmes droits que la fidélité à la forme générique d’origine. La rencontre intertextuelle avec autrui n’est jamais conçue comme une soustraction ou un appauvrissement, mais au contraire comme une multiplication et un enrichissement. 507

Notes
507.

Nous sommes tout à fait d’accord avec ces lignes de Mara Nottelmann-Feil (1996, p. 11) : „Tiecks Umgang mit fremden Dichtern und Werken […] Dabei handelt es sich weder um eine diffizile Plagiatstechnik, noch um sentimentales Anempfinden, wie Tieck oft vorgeworfen wurde, sondern um ein höchst bewusstes Spiel mit Zitaten und Anspielungen, in deren Dechiffrierung der Leser sein Lektüreerlebnis finden sollte.“.