III-1-1. La tradition romantique du mélange des genres

Notons, dans un premier temps, que, si l’on suit la tripartition classique entre genre narratif, dramatique et lyrique, Tieck ne s’est nullement cantonné à l’un ou à l’autre, avant de se consacrer à la nouvelle à l’époque de sa maturité. Bien plus, il a créé autant d’œuvres narratives que dramatiques ou lyriques. Des titres restés célèbres en témoignent, ainsi le roman de formation Les Années d’apprentissage de Franz Sternbald (1798), la comédie Le Chat botté (1797), ou son poème Solitude de la forêt (1797) dont nous avons livré l’étude précédemment. 508

De plus, on s’aperçoit vite que cette tripartition générique n’est pas en mesure de rendre compte de ces œuvres dans leur totalité : ainsi, c’est dans Les Années d’apprentissage de Franz Sternbald que l’on trouve quantité de poèmes insérés, et le poème Solitude de la forêt apparaît lui-même dans un récit, 509 enfin, dans Le Chat botté, l’on renoue avec l’univers du conte. Ces trois œuvres, composées à la même époque, aux débuts du romantisme allemand, cristallisent le talent littéraire de Tieck à exceller dans diverses formes littéraires et à jouer avec celles-ci en les entremêlant à loisir. Plusieurs éléments de réflexion expliquent ce phénomène de formes littéraires hybrides que l’on peut observer dès l’œuvre de jeunesse.

En 1797, il met un terme à deux expériences distinctes de l’écriture, l’une plus personnelle, celle des débuts solitaires d’un jeune homme de seize ans, et l’autre déjà professionnelle, celle de ses débuts en tant que jeune écrivain sous la coupe de l’éditeur berlinois Nicolai. Ses premiers essais se réalisent davantage dans le genre dramatique (on compte ainsi plus d’une vingtaine de pièces rédigées avant 1791), sa seconde expérience, elle, dans le genre narratif (avec également une vingtaine de récits de 1795 à 1797). En 1797, âgé alors de vingt-quatre ans seulement, Tieck n’en a pas moins une expérience assez riche de la création littéraire sous deux de ses formes majeures, à savoir narrative et dramatique.

En outre, au-delà de son aisance précoce à s’exprimer dans ces deux grands genres littéraires, il est frappant de constater qu’il est, dès ses premières œuvres, sensible à un certain éclatement des genres : en effet, il aime ressusciter, dans ses pièces, l’univers du conte, 510 ou s’efforce d’introduire une dimension lyrique dans une autre. 511 De fait, à cette époque déjà, ses maîtres à penser sont des écrivains qui prônent la liberté poétique, qui affirment leur autonomie de créateur à l’égard des régles en vigueur. Ainsi en va-t-il de William Shakespeare, auquel, dès 1793, Tieck consacre un essai, ainsi que nous l’avons rapidement évoqué dans notre étude de La Fête de Kenelworth. Quelques lignes extraites du début de cet essai sont particulièrement révélatrices de l’attitude irrespectueuse de Tieck envers les normes esthétiques.

La transgression des architextes prend ici les traits d’un véritable programme esthétique : seule importe l’inspiration du poète, c’est elle qui donne à l’œuvre la forme qui lui convient, une forme qui, dès lors, ne peut trouver son équivalence dans les catégories génériques habituelles, id est dans des architextes figés. 513 Ce mépris qu’il affiche alors envers le Siècle des Lumières, si friand de typologies, ne le quittera d’ailleurs plus : c’est ainsi que, dans L’Épouvantail (1835) que nous étudierons plus loin, Gottsched devient la figure de proue de tous les écrivailleurs « ennuyeux ». 514

Cette conviction est constante dès ces années-là : en 1792, il rédige un essai Sur le Sublime, où l’on retrouve une revendication identique d’émancipation esthétique.

L’exigence d’une liberté esthétique absolue se manifeste ainsi à la fois dans les essais esthétiques du jeune Tieck, et dans ses premières œuvres qui frappent par leur richesse formelle. On peut néanmoins affirmer qu’elle s’est véritablement concrétisée dans ses œuvres à partir de 1797, année où il trouve une écriture à la fois personnelle et maîtrisée. Les Pérégrinations de Franz Sternbald (1797), précédemment évoquées, en constituent d’ailleurs les premières manifestations.

À l’évidence, ce jaillissement d’un mélange de formes novateur a trouvé dans le concept romantique de « poésie universelle » la base théorique qui lui faisait défaut. En effet, le célèbre fragment 116 de la revue Athenäum (1798-1800), fondée par les frères Schlegel, n’est pas sans évoquer un phénomène similaire :

Ces lignes de Friedrich Schlegel ont une valeur presque révolutionnaire sur une scène littéraire allemande où au rationalisme des Lumières succède la froide beauté du classicisme de Weimar. Le théoricien romantique y fait le tableau de la poésie idéale comme miroir infini de l’absolu, et c’est à ce titre que toute forme rationnelle doit disparaître pour laisser place à l’« ironie », au « chaos », au « paradoxe », à des modes d’expression pluriels, seuls à même de traduire la totalité de l’univers. 517 La fusion innée des genres devient alors la forme naturelle de cette  « poésie universelle ». Il n’est ainsi guère étonnant que les frères Schlegel aient vu dans Les Pérégrinations de Franz Sternbald (publiées en 1798), puis dans les nombreuses pièces ultérieures de Tieck, l’incarnation esthétique de leurs propres espoirs en matière de littérature. 518 Ainsi dans son drame à lire Vie et Mort de Sainte-Geneviève (1800), Tieck réunit les enjeux poétiques du « cercle de Iéna ». 519 Sur le plan formel, cela s’exprime précisément par une symbiose des genres, via une forme dramatique alliant éléments lyriques et épiques. 520 On observe ici une influence réciproque et quasi simultanée entre théorie et pratique.

Cette complémentarité entre l’œuvre de Tieck et la théorie romantique ne faiblira pas durant les années 1810 : ainsi, l’ami de Tieck, le philosophe Karl Wilhelm Ferdinand Solger, membre temporaire du cercle de Iéna, théoricien de l’ironie et auteur d’une « comédie philosophique » Erwin, incitera Tieck à rassembler ses écrits romantiques passés dans Phantasus (1812-1816). 521 Notons tout d’abord que le titre lui-même fait allusion tant au primat de l’imagination (au sens de « Phantasie ») qu’à la notion d’improvisation, id est de liberté générique. À l’origine, ce sens était réservé au domaine musical, les écrivains romantiques ont été parmi les premiers à le transposer au domaine littéraire, comme E.T.A. Hoffmann (lui-même musicien) qui publie en 1814 ses Fantasies. Et l’on peut se demander s’il s’agit bien dans le cas de Phantasus d’un « recueil de contes, récits, pièces de théâtre et nouvelles », ainsi que l’indique le sous-titre, et non pas plutôt d’une véritable somme romantique. En effet, non seulement Phantasus insère, dans une histoire-cadre, des réflexions sur les normes esthétiques et leurs limites, 522 mais en plus, on pourrait tout à fait le lire comme une sorte de « grand œuvre » romantique, comme l’aboutissement de l’alchimie de Iéna : chaque œuvre prise individuellement n’étant qu’un fragment d’un plus grand ensemble, la réunion de l’ensemble de ces fragments s’apparentent à la réalisation de l’œuvre suprême, id est absolue, « universelle ». La publication de Phantasus s’achève en 1816, seulement quelques années avant la rédaction des premières nouvelles de la maturité, et notons par ailleurs que Tieck veillera à l’édition des œuvres de Solger en 1826, soitdurant la période de création nouvellistique qui nous préoccupe. 523 L’hypothèse d’une influence de la tradition romantique du mélange des genres sur la composition des nouvelles est plus que probable. À l’issue de notre étude soulignant les affinités multiples des nouvelles de Tieck avec des genres divers, cette hypothèse apparaît même évidente.

Enfin, il semble intéressant de rappeler le surnom dont Tieck avait été désigné dès 1800 par ses détracteurs, à savoir celui de « caméléon ». En effet, dès cette époque où les frères Schlegel commençaient à s’intéresser de près au jeune Tieck, ce dernier ne tarda pas à se démarquer de quantité de confrères aux ambitions moins « universelles » et plus proches des goûts du public. On trouve ainsi dès ces années-là, son mépris à l’égard des œuvres empreintes de sentimentalité, œuvres que nous avons évoquées notamment dans notre analyse de la nouvelle L’Homme mystérieux. Il s’attira de la sorte les foudres de plusieurs écrivains, notamment celles d’Heinrich Beck (1760-1803), sous l’égide de Kotzebue entre autres. 524 Dans une pièce intitulée Le Caméléon, il était clairement fait allusion à Tieck à travers le personnage criblé de dettes de l’opportuniste poète Schulberg. 525 Si l’on extrait ce terme de la virulente polémique de l’époque, on peut néanmoins lui reconnaître l’avantage de proposer une personnification animalière assez juste de l’idéal romantique de la symbiose des genres, tout comme du talent précoce de Tieck à exceller dans les genres les plus divers et les plus hybrides. De plus, à la lumière de nos analyses précédentes de ses nouvelles de Dresde, on observe indubitablement des aspects caméléonesques dans son œuvre de la maturité. 526 Certes, on est assez loin de l’idéalisme romantique, et l’ironie dont fait preuve Tieck n’est qu’un reliquat de l’ironie romantique originelle. Ses témoignages à ce sujet dans ses années de la maturité réduisent, en effet, le concept d’ironie à une notion purement esthétique, et écartent les enjeux plus philosophiques du cercle de Iéna :

Dans ces lignes, on devine certes l’origine romantique du phénomène, mais on observe également à quel point Tieck le restreint à un précepte de la création littéraire. S’il évoque encore Solger au début de ces réflexions sur l’ironie, c’est sur un ton plutôt dubitatif, tandis qu’il conclut ses propos sur l’éloge enthousiaste de deux « maîtres » de l’ironie, et précisément sur des modèles exclusivement littéraires, et non plus philosophiques, à savoir, une fois de plus, Shakespeare et Cervantes. 528 De plus, Tieck ajoute :

Cette réflexion n’est pas sans rappeler ce que nous avons précédemment observé dans chaque reprise d’un texte dans une nouvelle de Tieck, que cela soit d’ordre architextuel ou intertextuel. À la reprise de schémas précis s’adjoint toujours une dimension « plaisante », ainsi que l’étude, pour ne citer qu’elle, de La Fête de Kenelworth l’avait très précisément montré. Dans ses nouvelles, on discerne un mouvement de contemplation, d’empathie « [sérieuse] » vers le texte étranger, puis un mouvement de recul, de distanciation amusée à son égard. Cette bipolarité fondamentale, qui définit, selon Tieck, l’ironie, est également celle qui sous-tend nombre de ses œuvres de la maturité. On peut ainsi attester de reliquats de la pensée romantique dans ses nouvelles de Dresde à travers leur jeu avec les genres. Ce jeu est une marque visible de la tradition romantique du mélange des genres et se manifeste nettement dans sa création nouvellistique de maturité.

Ajoutons que Tieck lui-même invite le lecteur et le critique à ce constat. En effet, en dépit des opinions de nombreux chercheurs, Tieck n’a cessé de souligner la continuité de l’ensemble de son œuvre. Ainsi déclare-t-il à l’éditeur des nouvelles de Dresde, Reimer, dans une lettre datée du 28 février 1817 :

Et il réitère cette assertion en 1848, dans le prologue à ses Écrits critiques. 531 Lorsqu’en 1829, il reprend presque mot pour mot sa conviction de la liberté absolue de l’œuvre d’art ainsi qu’il l’avait exprimée dans ses essais de 1792 et 1793, sa sincérité ne fait alors guère de doute : son œuvre de la maturité se place bien dans la continuité de ses œuvres de jeunesse et des théories esthétiques romantiques. 532 Dans ses nouvelles de Dresde, il met en pratique le précepte romantique de la symbiose des genres : « Fables, contes et légendes peuvent se transformer en nouvelles sous la plume de l’artiste ». 533

Notes
508.

Franz Sternbalds Wanderungen. Eine altdeutsche Geschichte ; Der gestiefelte Kater. Kindermärchen in drei Akten, mit Zwischenspielen, einem Prologe und Epiloge von Peter Lebrecht ; Waldeinsamkeit.

509.

Der blonde Eckbert (1797).

510.

König Braddeck (1790); Das Reh. Feenmärchen in vier Aufzügen (1790).

511.

Das Lamm (1790).

513.

Roger Paulin, 1987, p. 98 : „Hier geht es Tieck weniger um den Bühnendichter als um das Genie Shakespeare („sein Kunsttrieb ist Gesetz“), das mit den herkömmlichen Gattungskategorien nicht mehr zu erfassen ist.“.

514.

Au sens de „ledern“. Pour plus de précisions à ce sujet, se reporter à notre analyse approfondie de cette nouvelle. À noter que Wieland échappera au dédain de Tieck.

517.

In : Schriften zur Literatur, Wolfdietrich Rasch (dir.), 1970, p. 14 ; p. 40 ; p. 88 : „Universalität ist Wechselsättigung aller Formen und aller Stoffe“ ; p. 96 ; p. 97 : „Ironie ist klares Bewusstsein der ewigen Agilität, des unendlich vollen Chaos“.

518.

Young Eun Chang, 1993 ; Ingrid Strohschneider-Kohrs, 1963, p. 169 : „Nicht zuletzt ist ihre [romantische] Konzeption auf Anschauung und Deutung einer Kunstwirklichkeit bezogen und aus der Betrachtung von besonderen Kunstformen und Gestaltungszügen hervorgegangen.“.

519.

Durant la période qui marque l’apothéose de ce cercle romantique (1799-1800), Tieck le rejoignit, nouant alors des contacts avec, outre les frères Schlegel, Wackenroder, Novalis et Schelling.

520.

Roger Paulin, 1987, p. 54.

521.

Erich Schönbeck, 1910 ; Roger Paulin, 1987, p. 73 ; Erwin. Vier Gespräche über das Schöne und die Kunst ; Phantasus. Eine Sammlung von Märchen, Erzählungen, Schauspielen und Novellen.

522.

Consécutive à la lecture de Der Blaubart. Ein Märchen in fünf Akten (1796), la discussion relative au nombre idéal d’actes dramatiques (p. 465) est caractéristique des réflexions théoriques des personnages qui se défient de normes artificielles, dépourvues d’authentique nécessité esthétique.

523.

Solger ’s nachgelassene Schriften und Briefwechsel, Ludwig Tieck, Friedrich von Raumer (dir.), Leipzig, Brockhaus, 1826, 2 vol..

524.

Roger Paulin, 1987, pp. 57-58.

525.

Das Chamäleon, Heinrich Beck.

526.

Dans notre introduction, nous avions déjà rappelé que Klaus Günzel (1980) mettait également ce terme en avant.

528.

Rudolf Köpke, 1855, vol. 2, p. 238 : „Es ist unendlich schwer den Begriff der Ironie in einer bestimmten Formel auszusprechen. Auch Solger gibt am Schlusse des Erwin nach den Untersuchungen über das Schöne nur Aundeutungen darüber als über das Höchste. Es ist das Göttlich-menschliche in der Poesie. Wer dieses als tieffste Überzeugung in sich trägt und erlebt hat, bedarf der noch einer Definition?“, p. 39 : „Wie Shakespeare ist auch Cervantes Meister in der Ironie. Wie tief ist sie nicht im „Don Quixote“!“. Nous ne suivons pas les réflexions d’Hanz Mörtl (1925) qui accorde une valeur religieuse à l’ironie de Tieck dans ses dernières nouvelles.

531.

Kritische Schriften, p. VII.

532.

In : Schriften, vol. 11, p. XXI : „... wie jedes Kunstwerk die innersten und notwendigsten Regeln befolgt, indem der schaffende Dichter auch diese erst auf seiner neuen Bahn gefunden hat.“.

533.

Friedrich Schlegel, in : Josef Kunz, Novelle, 1973, p. 36 : „Fabel, Märchen und Legenden können durch Kunst und Bildung zu Novellen werden. Dahin gehört auch die Poetisierung der Künste.“.