III-1.2. La fin de la « Kunstperiode » et la virtuosité des genres

Le jeu avec les genres dans les nouvelles de Tieck a certainement aussi pour origine le contexte littéraire plus proche des années 1820 et 1830, celui que le poète Heinrich Heine désigna par l’expression de la fin de la « Kunstperiode ». 534 Il fait ainsi allusion à la fin des deux grands courants artistiques majeurs du XIXe siècle en Allemagne, id est le romantisme et le classicisme. Pour Heine, ces deux mouvements littéraires, quoique opposés, ont ceci en commun d’avoir produit un art fondamentalement autarcique, un art qui se suffisait à lui-même dans sa perfection esthétique, sans que l’artiste s’engage dans les problèmes de son temps. La date de la mort de Goethe a pour lui une valeur très symbolique : en 1832, la scène littéraire allemande tourne définitivement le dos à l’esthétisme pour plonger dans la réalité. De fait, l’émergence, ensuite grandissante, du mouvement Jeune-Allemagne dans les années 1830 semble lui donner raison.

Or, ainsi que le souligne Friedrich Sengle dans sa présentation détaillée de l’époque du Biedermeier (1815-1848), les années 1820, contemporaines du déclin du romantisme et du classicisme, sont encore très marquées par un indéniable esthétisme. La lente disparition des idoles romantiques et classiques s’accompagne d’un « pluralisme des styles », du recours à quantité de « traditions et de styles », du règne de la « virtuosité » formelle. 535 Sengle donne deux témoignages très intéressants à ce sujet, l’un d’obédience jeune-allemande, l’autre de la plume de Karl Lebrecht Immermann, qui avait eu de nombreux contacts avec Tieck.

Plusieurs commentaires s’imposent. Tout d’abord, on observe une nette analogie entre ces deux citations : leur origine fondamentalement opposée conforte d’autant la véracité du phénomène qu’elles décrivent, id est le « formalisme » contemporain, l’« esthétisme » riche et vain de leur époque. 538 Ensuite, la notion de « caméléon poétique » dans le discours de Wienbarg n’est pas sans évoquer le passé de Tieck, tout comme sa personnalité littéraire. La tentation est grande d’inclure Tieck, auteur de nouvelles dont nous avons montré le caractère hétéroclite sur un plan générique, dans ces « poètes les plus célèbres ». Tout comme plusieurs poètes se « [dissimulent] en un unique poète », il y a pléthore de genres dans l’œuvre nouvellistique de Tieck. On peut même s’amuser à retrouver les différents « costumes » : ses nouvelles « apparaissent tantôt […] [revêtues] de manteaux d’Espagne », ainsi avec La Cloche d’Aragon qui « [copie] » le romance espagnol du Siècle d’Or, ou avec Mort du poète qui met en scène l’épopée d’un grand écrivain de la péninsule ibérique, « tantôt [revêtues] de l’armure métallique des chevaliers », ainsi dans Pietro von Abano qui retrace, sous la forme d’un roman d’épouvante, le destin d’un sorcier des temps passés, ou dans Le Retour de l’empereur grec, roman historique et conte à la fois, qui narre la fabuleuse destinée d’un jeune orphelin, « tantôt enfin de modernes costumes parisiens », dans L’Homme mystérieux que l’on peut lire comme une comédie dans le contexte des invasions françaises du début du XIXe siècle, ou dans L’Homme-poisson qui s’amuse précisément à jongler avec différentes versions génériques d’un même motif, avec à l’arrière-plan, la révolution de Juillet. Enfin, la notion de « mascarade » lancée par Immermann doit également être relevée : elle n’est pas sans évoquer la dimension fondamentalement ludique des reprises génériques que nous avons mises en lumière dans les nouvelles de Tieck. Et pourtant il nous faut apporter une nuance à ce rapprochement entre les poètes esthétisants de l’époque et Tieck nouvelliste. En effet, alors que ces déguisements sont sources de désespoir pour Wienbarg et Immermann qui déplorent l’absence de signification « [sérieuse] » dans ces accoutrements littéraires, ils sont à l’origine d’un certain amusement chez Tieck qui cherche sans cesse à concilier « plaisant » et « sérieux » dans ses nouvelles. Et c’est certainement parce que ses « [copies] », elles, se « [distinguent] des originaux ». Tieck n’offre pas à son lecteur un romance espagnol, non, il l’enchâsse dans un récit-cadre, au cours duquel l’illusion d’avoir affaire à un authentique original est minutieusement détruite : il met le masque sous les yeux du lecteur et spectateur. Ou alors, Tieck choisit le masque de Janus, ce dieu à deux faces, comme dans Le Retour de l’empereur grec et bien d’autres nouvelles, qui présentent deux affinités génériques. Ou encore, Tieck s’empare du masque de Protée offrant alors au lecteur quantité de références génériques, ainsi dans la nouvelle-conte, Le Vieux livre et le voyage dans le bleu, pour ne citer que lui. Comme ses contemporains, Tieck a le goût du masque, mais contrairement à ses contemporains, il se rapproche davantage du metteur en scène que de l’acteur, en dévoilant au lecteur averti les ficelles de son art. La question qu’il adresse à son éditeur Brockhaus en 1829 est tout à fait significative :

En l’occurrence, il s’agit de la nouvelle Le Retour de l’empereur grec, dont nous avons souligné le lien avec le roman historique, et avec l’« heureux hasard » du conte populaire. Dans ces lignes, Tieck évoque l’affiliation générique de ses nouvelles sur un ton plein d’humour : même s’il est probable que Tieck fanfaronne quelque peu pour séduire son éditeur et obtenir ainsi un contrat dûment monnayé, cette assertion nous semble très révélatrice de son rapport à la « virtuosité des genres » de son époque. Non seulement il possède le talent des « caméléons poétiques » que raille Wienbarg, mais aussi il fait preuve d’une auto-ironie dont ceux-ci, Rückert entre autres, étaient largement dépourvus. 540 C’est en ce sens qu’il s’inscrit dans le contexte littéraire des années 1820, sans néanmoins se laisser enfermer dans une pratique littéraire étrangère à la notion de jeu. Les nouvelles de Tieck sont plus du ressort du mime que de la « copie ».

Il faut ajouter plusieurs remarques à cela. Tout d’abord, les nouvelles de Tieck sont celles d’un écrivain très cultivé, voire érudit. Rappelons que nous avons souligné, au sujet de plusieurs nouvelles, les études et recherches entreprises par Tieck avant leur rédaction : ainsi, dans le cas de nouvelles proches du roman historique, Le Soulèvement des Cévennes, Le Sabbat des sorcières et Vittoria Accorombona. Et Tieck ne possédait pas seulement une culture historique encyclopédique, il détenait également un savoir livresque considérable : l’ensemble de notre travail sur son jeu avec les genres en est le témoignage le plus manifeste. On sait d’ailleurs que sa bibliothèque personnelle à Dresde comptait près de quarante mille volumes. Et au cours des deux décennies passées à Dresde, ses multiples activités en marge de son métier d’écrivain n’ont cessé d’enrichir ce rapport à la littérature : ce sont ses traductions d’œuvres dramatiques anglaises (1823-1836) et de nouvelles espagnoles (1827, 1837), ses articles sur la poésie anglaise (1826) et ses critiques théâtrales (1826), ses éditions d’auteurs dramatiques allemands, tels Kleist (1821, 1826), Lenz (1828), son activité de dramaturge au théâtre de Dresde, enfin, son salon littéraire, où la société lettrée se pressait pour l’entendre lire des textes poétiques. 541 Et notons que l’on observe des marques de cette véritable passion livresque jusqu’à sa mort, puisque l’on trouve jusqu’en 1852 des introductions et prologues de la plume de Tieck dans plusieurs ouvrages. 542 S’il y a « pluralisme des styles » dans les nouvelles de Tieck, on peut ainsi aisément y voir les conséquences logiques de son intérêt fondamental pour la littérature sous toutes ses formes d’expression. On peut d’ailleurs relever que les principaux éditeurs de ses nouvelles, Reimer et Brockhaus, furent également ceux que choisit Tieck pour faire publier les œuvres de Shakespeare et de ses dramaturges contemporains, ainsi que celles de Cervantes, Kleist et de Lenz. Il y a ainsi une véritable complémentarité entre son activité d’écrivain, de traducteur et d’éditeur. Ses nouvelles sont ainsi davantage le prolongement de son activité intense de philologue que le produit d’un esthétisme creux, comme le regrettait Immermann à propos de nombreux auteurs contemporains de troisième rang. Certes, la richesse générique des nouvelles de Tieck a été grandement facilitée dans les années 1820 par le contexte de la virtuosité des genres, mais elle répond véritablement à l’intérêt profond et intense que porte Tieck aux phénomènes littéraires quels qu’il soient. Même s’il a été profondément « de son temps », et cela, aux différentes époques de sa vie, on pourrait difficilement, à cet égard, le confondre avec les nombreux dilettantes qui sont, eux aussi, largement représentés dans les almanachs de l’époque.

À propos des almanachs justement, il faut encore souligner que ce type d’ouvrages prit son envol dans les années 1820. Rolf Schröder (1970) met justement en avant le caractère très hétéroclite des almanachs réunissant poèmes, récits et réflexions de toutes sortes : l’almanach se « définit comme une forme hybride », qui a précisément « pour principe » le « mélange des genres ». 543 Or, cette explosion de l’almanach sur le marché éditorial s’accompagne de l’avènement de la nouvelle sur la scène littéraire. Ces deux phénomènes s’influencèrent réciproquement : de petite taille, la nouvelle devint bientôt l’un des genres privilégiés de l’almanach, mais a contrario, le caractère hybride de l’almanach ne tarda pas à se manifester dans la nouvelle. En effet, on sous-titrait alors « nouvelle » toute « forme narrative ouverte, de petite ampleur ». 544 Il est fort probable que Tieck ait profité de la liberté esthétique, de cette « élasticité » qu’accordait ce nouveau genre dans le contexte de l’époque, pour laisser vagabonder sa plume prompte à transgresser les normes esthétiques, ainsi que nous l’avons présenté dans ses rapports avec la tradition romantique. De fait, il s’est vite affirmé comme une référence incontournable auprès des éditeurs, comme des lecteurs d’almanachs : à de rares exceptions près, la quarantaine de nouvelles qu’il compose durant les deux décennies de Dresde paraît dans divers almanachs, notamment dans celui de la maison d’édition leipzigeoise Brockhaus, Urania, et celui du berlinois Reimer, Diadème de nouvelles. 545

À cet égard, il nous faut aussi nuancer l’influence de la « virtuosité » formelle sur la création nouvellistique. En effet, Friedrich Sengle note que le « pluralisme des formes » disparaît largement dans les années 1830. 546 Or, le jeu de Tieck avec les genres nous semble alors au contraire de plus en plus évident. C’est en 1835 que l’on trouve ses « nouvelles-contes » et qu’il intégre encore plus directement encore qu’auparavant la forme dramatique, ainsi dans L’Homme-poisson que nous avons déjà succintement abordé dans cette perspective, et dans L’Épouvantail auquel nous allons bientôt nous consacrer de façon détaillée. C’est en 1839 que l’on trouve un romance de tradition espagnole inséré dans une nouvelle. Cette observation se confirme lorsque l’on remarque que plusieurs nouvelles ne trouvent plus leur place dans des almanachs, parce qu’il s’agit de textes trop longs, même s’ils ont également la diversité souhaitée : il en va ainsi du Soulèvement des Cévennes qui est publié à part à la fin des années 1820, tout comme du Jeune menuisier en 1836, et de Vittoria Accorombona en 1840, nouvelles qui présentent des affinités avec des formes littéraires plus amples, comme le roman historique ou le roman de formation. 547 D’ailleurs, il est intéressant d’observer qu’à la mort de Tieck, l’éditeur des Schriften se garde bien de sous-titrer ces œuvres « nouvelles », contrairement aux précédentes. À partir du volume 21, paru en 1853, on ne trouve presque plus l’appellation « nouvelle », sauf à deux reprises lorsqu’il est bien spécifié que l’œuvre comporte plusieurs grandes parties, et par deux autres fois dans le sous-titre de « nouvelle-conte ». Les seuls autres sous-titres sont au nombre de deux, avec « Histoire de fantômes » et « Histoire d’ensorcellement ». En fait, dans les huit derniers volumes des Schriften, vingt-et-un textes ne portent plus le sous-titre « nouvelle », et ces récits furent, à trois exceptions près, composés dans les années 1830. 548 On peut supposer que Reimer lui-même, d’ailleurs éditeur du Soulèvement des Cévennes et du Jeune menuisier parus à part, a également été sensible à l’hybridité fondamentale et grandissante des nouvelles de Tieck. Ainsi, dans ces années 1830, Tieck se démarque plutôt du contexte littéraire marqué par la disparition du « pluralisme des styles ». Tout comme la tradition romantique du mélange des genres était allée au devant des convictions intimes de Tieck, le contexte de la virtuosité formelle des années 1820 lui a permis de s’exprimer comme il l’entendait, id est avec une liberté esthétique que n’entravait nulle règle. La poursuite, et même l’intensification de cette émancipation formelle au-delà des usages de son époque trahit leur importance aux yeux de Tieck, tout comme l’authentique nécessité intérieure de ce nouvelliste à jouer avec les genres.

Penchons-nous à présent plus précisément sur l’appréhension de la nouvelle par Tieck, en distinguant ce que de nombreux chercheurs et auteurs nouvellistes ont considéré comme une théorie de la nouvelle, et la pratique de celle-ci.

Notes
534.

Die romantische Schule, p. 9 : „Die Endschaft der „goetheschen Kunstperiode“...“.

535.

Friedrich Sengle, 1971, pp. 93-94 : „Zum Epigonenproblem [...] Das blosse Epigonentum, das es immer gegeben hat und das nicht stilsprengend zu sein braucht, scheint sich hier mit Hilfe einer alles berührenden Philologie, eines konsequenten literarischen Historismus zum universalen Epigonentum weiterentwickelt zu haben, das eben dadurch, dass es alle Traditionen aufgreift, jede bestimmte Tradition und Stilprägung unmöglich macht. [...] das Virtuosentum der zwanziger Jahre...“.

538.

Friedrich Sengle, 1971, p. 97 : „Formalismus“, „Ästhetizismus“.

540.

Friedrich Sengle, 1971, pp. 92-93.

541.

Shakespeare ’s Vorschule, Ludwig Tieck (éd.), Leipzig, Brockhaus, 1er vol. (1823), 2ème vol. (1829) ; Shakespeares dramatische Werke, Berlin, Reimer, 1825-1833, 9 vol. ; Vier Schauspiele von Shakespeare, Ludwig Tieck (trad.), Stuttgart, Tübingen, Cotta, 1836 ; Leben und Begebenheiten des Escudero Marcos Obregon..., Ludwig Tieck (trad.), Breslau, Max, 1827, 2 vol. ; Die Leiden des Persiles und der Sigismunda, von Miguel de Cervantes Saavedra, Ludwig Tieck (trad.), Leipzig, Brockhaus, 1837 ; « Über Shakespears Sonette einige Worte, nebst Proben einer Übersetzung derselben », in : Theoder Hell (dir.), Penelope. Taschenbuch für 1826, Leipzig, pp. 314-339 ; « Über die Aufführung des Macbeth von Shakespeare... », in : Dresdner Abend-Zeitung, 10-13 février 1826 ; Heinrich von Kleists hinterlassene Schriften, Ludwig Tieck (éd.), Berlin, Reimer, 1821 ; Heinrich von Kleists gesammelte Schriften, Ludwig Tieck (éd.), Berlin, Reimer, 1826, 3 vol. ; Gesammelte Schriften von J.M.R. Lenz, Ludwig Tieck (éd.), Berlin, Reimer, 1828, 3 vol. L’article de Klaus Günzel (1997) à propos du salon littéraire de Tieck, et surtout les ouvrages d’Horst Preisler (1992) et Marek Zybura (1994) sont très intéressants à ce sujet.

542.

Roger Paulin, 1987, p. 116.

543.

Rolf Schröder, 1970, pp. 32 et s. : „selbst als Mischform definierte“, „Gattungsvermischung [...] zum Prinzip“.

544.

Rolf Schröder, 1970, p. 34 : „offene, strukturell kleinteilige Erzählformen“ ; p. 143 : „so ist der entscheidende Eindruck der einer ausserordentlich grossen Offenheit des Genres.“ , p. 144 : „die grandsätzliche Elastizität der anspruchslosen Prosaepik“.

545.

On en trouve onze dans Urania, et cinq dans Novellenkranz (en grande partie, dans les années 1830). Dans les années 1820, Tieck fait paraître ses nouvelles dans des almanachs d’origine diverse (Dresde, Carlsruhe, Breslau…).

546.

Friedrich Sengle, 1971, p. 94 : „... die Zeit nach 1830, die zu einem gewissen Abbau des Stilpluralismus und zu grösserer Unmittelbarkeit zurückführt...“.

547.

Der Aufruhr in den Cevennen, Berlin, Reimer, 1826 ; Der junge Tischlermeister, Berlin, Reimer,
1836 ; Vittoria Accorombona, Breslau, Max, 1840.

548.

Il est utile de se reporter à notre bibliographie, où nous avons détaillé la parution des nouvelles dans les Schriften.