III-2. La nouvelle comme forme ouverte

III-2.1. Une théorie de la nouvelle à la croisée des genres dramatique et narratif

En 1829 paraissent chez Reimer quatre volumes des Schriften, à savoir les volumes 11 à 14. En guise d’avant-propos, Tieck propose, au début du 11ème volume, une longue réflexion sur les écrits qui paraissent. 549 Or, dans le 14ème volume figure justement une des nouvelles de la maturité, L’Homme mystérieux, que nous avons étudiée dans le cadre du rapprochement avec la comédie : Tieck saisit alors l’opportunité de communiquer ce qu’il entend par le terme de nouvelle, ce genre, qui, en 1829, l’accapare depuis près d’une décennie, et qui l’absorbera encore une décennie supplémentaire. 550

Présentons rapidement la composition de ce passage, généralement interprété comme la théorie de la nouvelle par Tieck, avant d’approfondir notre réflexion.

On peut d’abord distinguer une assez longue introduction au sujet (pp. LXXXIV-LXXXV) composée de deux paragraphes. Le premier évoque le récit L’Homme mystérieux et le présente comme appartenant au genre de la nouvelle, le second souligne les sens multiples du terme de nouvelle, de l’Angleterre, en passant par la Renaissance italienne pour arriver à la tradition espagnole incarnée par Cervantes. À l’issue de ces deux premiers paragraphes qui doivent avoir convaincu tout lecteur de la nécessité de faire table rase et de se prononcer une bonne fois pour toutes en faveur de telle ou telle définition, Tieck amorce véritablement sa réflexion sur le genre de la nouvelle.

Succèdent alors trois vastes paragraphes (pp. LXXXV-LXXXVIII) sur les « maîtres du genre », Boccace, Cervantes et Goethe, ceux-là que nous avons précédemment évoqués lors de l’influence des fondateurs de la nouvelle sur les œuvres de la maturité. Tieck invite à s’inspirer de leurs nouvelles : le quatrième paragraphe présente des éléments extraits des œuvres de ces nouvellistes et est encadré par deux paragraphes plus théoriques. C’est dans ce mouvement de sa réflexion que Tieck évoque le célèbre « retournement de situation » (au sens de « Wendepunkt ») qui, selon lui, est un phénomène commun aux trois nouvellistes.

Un long sixième paragraphe se greffe alors sur les précédents, constituant le second grand mouvement de sa réflexion sur le genre (pp. LXXXVIII-XC). En effet, Tieck présente ce qu’il juge être un complément souhaitable à la tradition incarnée par Boccace, Cervantes et Goethe : la nouvelle ne doit pas se contenter de surprendre le lecteur par son « retournement de situation », elle doit aussi l’aider dans sa quête de la « vérité », dans sa compréhension du « destin » de l’être humain.

Enfin, dans une conclusion très concise (p. XC), Tieck distingue ses premiers récits de ses œuvres contemporaines qui, elles seules, méritent selon lui l’appellation de nouvelles.

Remarquons tout de suite que, dans tout son texte, Tieck procède systématiquement soit par des rapprochements avec d’autres formes littéraires, soit par des distinctions avec ces mêmes formes.

Ainsi, dès l’introduction, Tieck est amené à opérer quatre rapprochements, les uns sur un plan architextuel, avec la comédie (1er §) et avec le roman (2ème §), les autres sur le plan intertextuel (2ème §), avec l’évocation de la tradition nouvellistique de la Renaissance italienne, puis celle des « nouvelles exemplaires » ultérieures de Cervantes.

Concernant le premier rapprochement, nous renvoyons au début de notre étude de L’Homme mystérieux, et ajoutons que l’aisance de Tieck à observer entre nouvelle et théâtre des affinités certaines reflète l’une de ses convictions anciennes et récurrentes. On trouve, en effet, à la fin de la première partie de Phantasus (1812-1816), cette réflexion d’un personnage :

Et cette affinité entre nouvelle et pièce dramatique est réitérée dans l’avant-propos à l’édition des œuvres de Lenz, que Tieck rédige en 1828. 552 Pour expliquer ce phénomène, il faut rappeler que Tieck est d’abord amené à ce rapprochement générique par la pratique avérée de nombreux dramaturges à « dramatiser » des récits, à les adapter à la scène. Citons notamment Shakespeare et Lope de Vega. Au début du siècle, les frères Schlegel faisaient la même remarque justement à propos de Roméo et Juliette qualifiée de « nouvelle adaptée à la scène dramatique », et un personnage du récit-cadre de Phantasus, Lothar, rappelait que l’auteur dramatique espagnol avait « adapté » un récit « à la scène ». 553 Ainsi, dès le premier paragraphe de cette réflexion générique sur la nouvelle, Tieck met en avant ses liens avec le genre dramatique.

Concernant le rapprochement avec le roman (début du 2ème §), il est bien plus concis. Néanmoins, l’évocation du sens du mot anglais « novel », terme qui désigne, comme on sait, aussi bien le roman que la nouvelle, n’en souligne pas moins une nouvelle fois l’hybridité potentielle de la forme littéraire de la nouvelle. Thierry Ozwald fait une remarque analogue par le biais de la langue espagnole actuelle qui entend par « novela » « roman », et « novela corta » « nouvelle ». 554 Les frontières génériques de la nouvelle sont bien floues et Tieck le sait bien.

Nous avons évoqué plus haut l’influence des fondateurs de la nouvelle, Boccace et Cervantes, sur l’œuvre de la maturité de Tieck. Lorsqu’il les évoque dans ces lignes, on voit une nouvelle fois qu’il a particulièrement conscience de la pluralité de formes possibles que peut dissimuler une appellation générique unique.

Penchons-nous à présent sur le premier mouvement de sa théorie personnelle de la nouvelle (3ème, 4ème et 5ème §). Il est frappant d’observer qu’à cet endroit aussi, alors que le lecteur s’attend à une déclaration originale de Tieck à ce sujet, c’est une référence à des formes littéraires particulières qui tient lieu de définition. En effet, l’écrivain se contente dans ces trois paragraphes de rappeler à notre mémoire les modèles dignes d’être imités. Deux termes centraux articulent ces paragraphes : le premier, celui de « Vorfall » (au sens d’« événement inattendu » ou de « cas inouï »), domine, en effet, les 3ème et 4ème paragraphes, 555 et celui de « Wendepunkt » (au sens de « péripétie »), tout le 5ème. 556

Le premier concept de « Vorfall » reprend, en fait, les modèles auxquels Tieck vient de renvoyer. Ce terme est la traduction de celui qu’emploie Cervantes, et recoupe ce que Goethe, pensant également traduire Cervantes, appelle « Begebenheit » (« événement ») à plusieurs reprises au cours de l’année 1827, pour définir la nouvelle. 557

Dans ces troisième et quatrième paragraphes, Tieck emboîte donc le pas aux « maîtres du genre » en soulignant la « forte unité » que requiert le genre de la nouvelle : « toutes les parties de l’ouvrage devront converger vers un point central : l’événement singulier, qui sera le foyer lumineux ». 559

Dans le cinquième paragraphe, Tieck précise l’enseignement que l’on peut tirer selon lui de la lecture de Boccace, Cervantes et Goethe, en utilisant le terme de « Wendepunkt ». Ce mot apparaît dans son discours comme le prolongement du concept de « Vorfall ». En effet, dès les paragraphes précédents, on trouvait associés « Vorfall » et « Wendung der Geschichte » (au sens de « retournement de situation ») :

« Vorfall » (« événement inattendu ») et « Wendung der Geschichte » (« retournement de situation ») témoignent ici de la même problématique : ils sont à la fois « extraordinaires » et « naturels », inattendus et concevables. En fait, le second terme désigne l’impact formel du premier dans la nouvelle. Et Tieck, dans le paragraphe qui suit, souligne plus encore cette caractéristique formelle de la nouvelle qu’il appelle alors « Wendepunkt » (« péripétie ») :

Or, ce terme, et les descriptions qu’en fait Tieck dans ces lignes, ne sont évidemment pas sans évoquer le genre dramatique. On trouve la confirmation de cette hypothèse à travers plusieurs constatations. Tout d’abord, Rolf Schröder, dans son étude consacrée aux théories de la nouvelle à l’époque du Biedermeier, encourage cette interprétation du terme « Wendepunkt » :

Ensuite, on trouve la même idée dans les réflexions esthétiques d’August Wilhelm Schlegel, grand ami de Tieck : le professeur reprend en effet le terme de « Wendepunkt » dans les années 1803-1804, et en préconise justement l’usage dans la nouvelle « comme dans une pièce de théâtre ».

On voit ainsi que Tieck, dans sa tentative de « distinguer » la nouvelle « de tous les autres genres narratifs », la rapproche en fait du genre dramatique. À cet égard, le premier grand mouvement de sa réflexion (3ème, 4ème et 5ème §) développe en fait un point précis de son introduction : l’affinité fondamentale de la nouvelle et du genre dramatique. 564

Penchons-nous enfin sur le second grand mouvement de la réflexion (6ème §). Tieck y présente, ainsi que nous l’avons déjà suggéré, des compléments souhaitables au genre de la nouvelle. Or, dans ce passage également dominent les références à des formes littéraires extérieures, et notamment à la tragédie et au roman. Ainsi dès la première phrase :

S’il n’y avait la dernière phrase, on croirait bien plutôt lire un précepte d’écriture pour une pièce de théâtre. En fait, on peut au moins voir en ces lignes une symbiose des genres narratifs et dramatiques, une fusion de ce que Goethe, dans Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, pensait être du ressort du roman d’une part, et de la pièce dramatique d’autre part.

La suite du paragraphe de Tieck décrit les enjeux presque philosophiques de la nouvelle (tels que quête de la « vérité » et compréhension du « destin » humain, comme nous l’avons évoqué plus haut). 567 Or, ce qui frappe à nouveau, c’est précisément l’ampleur des références à des genres a priori externes : on observe ainsi près d’une page consacrée à la tragédie grecque antique, notamment au phénomène de la catharsis, et plusieurs lignes traitant du roman de Goethe Les Affinités électives. 568 Si Tieck tente de justifier la singularité de la nouvelle et de lui conférer la noblesse que beaucoup de contemporains lui refusent, on observe qu’il ne peut s’empêcher de recourir, pour se faire, à l’évocation d’autres genres, notamment narratifs et dramatiques. 569

Plusieurs constatations s’imposent à l’issue de ce commentaire de l’avant-propos du 11ème volume des Schriften.

Notons d’abord qu’au fil de l’énumération des rapprochements effectués entre la nouvelle et d’autres genres, on observe le rôle prépondérant du genre dramatique. Cette proximité générique entre la nouvelle et le théâtre ne doit pas être limitée à la notion de « péripétie » que Tieck décrit longuement : certes, ce « Wendepunkt » a fait beaucoup parler de lui en Allemagne tout au long du XIXe siècle, et il a un avenir certain dans de nombreuses nouvelles de maturité où, par exemple, le « hasard heureux » joue un rôle important, ainsi que nous l’avons vu à travers nos analyses. Peut-être faut-il accorder autant d’importance aux confidences de Tieck sur sa transposition d’une comédie en une nouvelle, dans le cas de L’Homme mystérieux. En effet, cette nouvelle n’est pas la seule à connaître une telle origine : ainsi Le Soulèvement des Cévennes et Vittoria Accorombona, dont nous avons parlé dans le cadre de nos rapprochements avec le roman historique, ont également été inspirés de la lecture de pièces de théâtre. 570 Et L’Épouvantail, ainsi que nous le verrons bientôt, a une ascendance littéraire analogue. Peut-être aussi faut-il voir, d’une façon plus générale, dans cette mise en avant d’éléments issus du genre dramatique, une allusion à l’oralité saisissante des nouvelles de la maturité et une explication indirecte de ce phénomène. 571

Enfin, il faut surtout souligner que Tieck ne cesse d’opérer dans ces pages des rapprochements entre la nouvelle et d’autres formes littéraires. Il s’agit tant d’évocations architextuelles, comme la comédie et le roman, que du renvoi à des traditions précises de genres divers, ainsi les nouvelles de Boccace, Cervantes et Goethe, également un roman de Goethe, enfin la tragédie grecque antique. Certes, ces rapprochements sont particulièrement intenses et profonds dans certains cas, ainsi notamment dans celui du concept de « Wendepunkt » qui est issu du genre dramatique, d’autres le sont beaucoup moins et servent plus de faire-valoir à la nouvelle, ainsi dans le cas des Affinité électives et d’Oreste. Quoi qu’il en soit, on peut véritablement affirmer que la définition de la nouvelle chez Tieck joue elle-même avec les genres, d’une façon assez proche de celle que nous avons observée dans nos précédentes études de sa pratique nouvellistique. Tieck ne peut pas penser la littérature ex nihilo, pour ainsi dire. Un phénomène littéraire en éveille toujours un autre dans son esprit, et c’est à partir de ce jaillissement pluriel que Tieck conceptualise certains aspects de la création littéraire.

Tieck propose ici une vision particulièrement « caméléonesque » de la nouvelle, forme littéraire à la croisée des genres.

Notes
549.

Sur quatre-vingt-dix pages.

550.

pp. LXXXIV-XC. Il s’agit de la fin de l’avant-propos. Nous rappelons que ces pages figurent également dans l’ouvrage Novelle (1973) dirigé par Josef Kunz.

552.

« Goethe und seine Zeit » (1828), p. 121 : „Wenn sie Recht hätten, fiel der Rechtgläubige ein, so wären Goethe’s, so wie Lenzens Dramen eigentlich mehr Novellen in Dialog, als ächte Schauspiele.“.

553.

Friedrich Schlegel, in : Josef Kunz, Novelle, 1973, p. 36 : „Novellen haben Affinität mit Dr[amen], wie Romanzen mit Lyr[ik], nicht Identität“ (1798-1801) ; August Wilhelm Schlegel, Vorlesungen über schöne Literatur und Kunst, p. 244 ; Phantasus, p. 417.

554.

Thierry Ozwald, 1996, p. 12.

555.

pp. LXXXV-LXXXVII : „Bokkaz, Cervantes und Göthe sind die Muster in dieser Gattung geblieben [...] und die Novelle nach jenen Mustern [sollte] sich dadurch aus allen andern Aufgaben hervorheben, dass sie einen grossen oder kleinern Vorfall in’s hellste Licht stelle, der, so leicht er sich ereignen kann, doch wunderbar, vielleicht einzig ist.“ (3ème §) ; „... ein solcher alltäglicher und doch wunderbarer Vorfall“ (4ème §).

556.

p. LXXXVII : „... nur wird [die Novelle] immer jenen sonderbaren auffallenden Wendepunkt haben, der sie von allen andern Gattungen der Erzählung unterscheidet...“ (5ème §).

557.

In : Winfried Freund, 1990, 1er chap., p. 11 : „Goethes berühmte Definition der Novelle als „eine sich ereignete unerhörte Begebenheit“ geht ebenfalls auf Cervantes zurück („casa portensoso y jamas visto“).“. L’auteur allemand donne une traduction de Cervantes : „ein bisher nicht gesehener, wunderbarer Fall“. On voit d’ailleurs ici que le critique moderne emploie une troisième traduction du terme de Cervantes. À noter que Tieck, à la fin du troisième paragraphe, assimile „Vorfall“ et „Begebenheit“.

559.

Paul Bastier, 1910, pp. 44-45.

564.

Wolfgang Rath (2000) fait le point sur cette affinité fondamentale de la nouvelle avec le genre
dramatique (pp. 15-56).

567.

pp. LXXXVIII-XC : „… so kann auch die Form der Novelle jene sonderbare Casuistik in ein eigenes Gebiet spielen, jenen Zwiespalt des Lebens, der schon die frühesten Dichter und die griechische Bühne in ihrem Beginn begeisterte [...] Schicksal [...] Orest vom Gott der Weissagung begeistert, wird Muttermörder, und als solcher vom ältesten und einfachsten Naturgefühl in der Gestalt der Erynnien verfolgt, bis Gott und Mensch ihn frei sprechen. [...] Strebt die Tragödie durch Mitleid, Furcht, Leidenschaft und Begeistrung uns in himmlischer Trunkenheit auf den Gipfel des Olymp zu heben, um von klarer Höhe das Treiben der Menschen und den Irrgang ihres Schicksals mit erhabenem Mitleid zu sehn und zu verstehn; führt uns der Roman der Wahlverwandtschaften in die Labyrinthe des Herzens, als Tragödie des Familienlebens und der neuesten Zeit; so kann die Novelle zuweilen auf ihrem Standpunkt die Widersprüche des Lebens lösen, die Launen des Schicksals erklären [...], dass der lichter gewordene Blick [...] eine höhere ausgleichende Wahrheit erkennt.“.

568.

Die Wahlverwandtschaften (1809).

569.

Dans son introduction (p. LXXXIV), Tieck rappelait que de nombreux auteurs de son époque intitulaient leurs récits « nouvelles » comme en guise d’une « excuse » adressée au lecteur, « lorsque eux-mêmes pensent rapporter une histoire insignifiante ».

570.

Uwe Schweikert, 1971, vol. 1, p. 292 : „...ich lernte auf der Rückreise von Italien im Jahre 1806 den Hrn. Sinclair in Frankfurt a.M. kennen, der mir drei Schauspiele über diese höchst merkwürdige Begebenheit mitteilte. [...] Als ich das Theater der Cevennen, vom Prediger Misson in London 1711 herausgegeben, zufällig kennenlernte [...], wuchs der Plan zu dieser Novelle in meinem Gemüt.“.

571.

Dans son ouvrage récent sur la nouvelle, Wolfgang Rath (2000) rappelle que la plupart des grands nouvellistes du XIXe siècle étaient aussi des dramaturges (p. 21-22).