Dans l’avant-propos du 11ème volume des Schriften, Tieck s’efforce, en fait, vainement de donner à la nouvelle l’unité qui lui fait défaut en Allemagne en 1829. Il faut souligner que ce genre est alors une véritable nouveauté sur la scène littéraire germanophone, au contraire de l’Italie et de l’Espagne bien sûr, mais aussi de la France où, dès 1559, L’Heptaméron de Marguerite de Navarre emboîtait le pas au Décaméron de Boccace. L’intérêt des romantiques allemands pour ce genre, à travers leur découverte des nouvelles de Cervantes, se manifeste d’une façon paradoxale : d’un côté, ils s’attachent à « définir plus rigoureusement une problématique du genre », de l’autre, ils restent extrêmement sensibles à la proximité de la nouvelle avec d’autres genres. 572 Souvenons-nous des assertions des frères Schlegel à ce sujet : Friedrich suggère que l’on peut transformer un conte en nouvelle, et August Wilhelm met en avant l’affinité de la nouvelle avec la pièce de théâtre. Tieck présente, quant à lui, une attitude tout aussi paradoxale dans l’avant-propos de 1829, comme dans sa pratique de la nouvelle : il montre, d’une part, la même « volonté de définir » la nouvelle, de l’autre, son extrême sensibilité au dépassement des frontières génériques et sa conscience des différentes traditions littéraires. 573 L’examen attentif du texte théorique de 1829, comme celui des nouvelles ne laissent guère de doute à ce sujet : seul le succès que connut sa théorie du « Wendepunkt » en Allemagne au cours du XIXe siècle, masque la multiplicité formelle de la nouvelle chez Tieck. 574 Plusieurs assertions de Tieck confirment notre hypothèse. En 1838, il évoque Le Jeune menuisier, dont nous avons présenté les liens avec le roman de formation, comme une « nouvelle » et qualifie alors justement ce genre de « forme équivoque et multiple ». 575 De de la même façon, il confie plusieurs années plus tard à Rudolf Köpke que la nouvelle reste pour lui un genre fondamentalement indéterminé :
De fait, ainsi que nous l’avons mis en lumière à travers nos analyses précédentes, c’est la multiplicité formelle qui prévaut dans la majorité de ses nouvelles de la maturité, et non pas l’unité. Si l’on peut encore observer dans les premières nouvelles des années 1820 une relative harmonie sur le plan formel, celle-ci disparaît de plus en plus ostensiblement ainsi que nous l’avons suggéré plus haut, à l’issue de la présentation des liens de Tieck à la virtuosité de son époque. Certes, on peut rapprocher Les Peintures, L’Homme mystérieux, Les Voyageurs, Joies et Souffrances musicales, La Bonne société à la campagne d’un type de nouvelles, où Tieck tente, conformément à ce qu’il projette en 1822, « d’introduire une dimension merveilleuse dans les événements du quotidien », sorte de technique qui augure du « Wendepunkt », lui-même à la fois « extraordinaire » et « naturel » ainsi que nous l’avons vu dans sa théorie de 1829. 577 Cependant, même si l’on peut observer ici une certaine concordance et uniformité entre sa pratique et sa théorie, nous avons précédemment souligné la richesse générique de l’une comme de l’autre, une richesse qui ne saurait s’épuiser dans le seul « Wendepunkt ». En effet, les nouvelles du début des années 1820 manifestent déjà des liens étroits au conte et à la comédie, ainsi que nous l’avons étudié dans le cadre de nos analyses sur le jeu avec les genres théoriques, et le « Wendepunkt » de 1829 ne synthétise pas toutes les potentialités génériques évoquées dans l’avant-propos en question. En fait, même si Tieck s’efforce véritablement de donner une unité formelle au genre de la nouvelle au début des années 1820, ses premières œuvres sont à l’image de sa théorie : au-delà d’une apparente unité, elles sont vagabondes et s’inspirent déjà, sans que l’auteur se l’avoue encore lui-même, de genres externes. Ce constat de la richesse formelle de la définition et de la pratique de la nouvelle par Tieck est plus évident encore à la lumière des nouvelles ultérieures. En effet, dès Pietro d’Abano (1825), et surtout Vie de poète (1826), ses nouvelles adoptent des formes de plus en plus variées et font résolument fi de sa tentative apparente d’uniformisation théorique de 1829. En bref, on ne saurait observer de concordances entre théorie et pratique de la nouvelle chez Tieck qu’à la condition de voir en sa théorie, non le « Wendepunkt », mais quantité de rapprochements à des genres annexes de la nouvelle, ainsi que nous l’avons souligné dans notre commentaire de l’avant-propos des Schriften. À cette condition seulement, la théorie de Tieck, contrairement aux autres « théories esthétiques », « [reflète] […] l’extraordinaire variété de formes [nouvellistiques] qui se manifeste au cours du XIXe siècle » et dans l’œuvre de maturité de Tieck. 578
En 1829, Tieck est, en fait, tiraillé entre une volonté et un désir antagonistes. D’une part, il veut affirmer la valeur et la singularité de ses œuvres de la maturité dans un contexte, où la virtuosité des genres rassemble pêle-mêle grands et petits talents littéraires, à une époque où le genre récent de la nouvelle en Allemagne prête à tous les malentendus. D’autre part, notre commentaire de l’avant-propos des Schriften a relevé ce qui tient presque de l’« acte manqué » dans la psychologie freudienne : la référence systématique de Tieck à de multiples genres littéraires laisse deviner, non pas tant le besoin de distinguer la nouvelle de ceux-ci, que son désir profond de les fusionner.
Nous avons ainsi souligné plus haut la tendance grandissante de ces œuvres à prendre une ampleur étrangère au genre nouvellistique, habituellement très dense. Or, Tieck en avait conscience dès 1828 :
Et tout au long des années 1830, Tieck se plaint d’une façon récurrente auprès de son éditeur Brockhaus de la brièveté qu’impose à toute œuvre une publication dans l’almanach Urania.
Il ne faut pas voir dans ces plaintes la tentative d’obtenir auprès de l’éditeur un allongement des textes dans un but uniquement pécunier. Tieck s’en défend, et nous pensons qu’il est sincère. D’ailleurs, s’il ne s’agissait pour lui que de production financière, il lui aurait suffi de profiter davantage de l’engouement des lecteurs pour l’almanach et la nouvelle en publiant deux fois plus de nouvelles plus courtes, au lieu de proposer, il est vrai, des nouvelles assez longues en regard de ses contemporains. On se souvient, en effet, que plusieurs nouvelles occupent à elles seules un volume complet des Schriften. En fait, au fil des années 1830, Tieck ressent de plus en plus l’édition sous forme d’almanach, id est la création littéraire sous la forme d’une œuvre relativement concise, comme un emprisonnement non seulement quantitatif, mais aussi qualitatif : l’almanach devient au fil du temps l’un de ces « cadres artificiels », l’une de ces normes esthétiques auxquelles il s’était résolu à ne jamais se soumettre. On observe d’ailleurs la réelle difficulté de Tieck à écrire des œuvre concises dès sa jeunesse romantique, ce dont il est tout à fait conscient. Ainsi, dans Solitude de la Forêt (1841), un personnage évoquait le bon mot d’August Wilhelm Schlegel qui, reconnaissant que les œuvres de Tieck étaient toutes « bien trop [longues] », conseillait au lecteur peu vaillant de ne lire que son court poème « Solitude de la Forêt » en guise de résumé. 585 Cette longueur in-« [volontaire] » de tous les écrits de Tieck, qu’ils soient ceux de sa jeunesse ou de la maturité, trahit, en fait, son goût de l’« amplification », du « retardement de l’action » par l’ajout d’« épisodes secondaires », ainsi qu’il le précise dans sa lettre adressée à l’éditeur Josef Max. 586 « Amplification » et « retardement de l’action » sont en fait deux aspects-clefs d’un même acte créateur : il s’agit d’une écriture qui prend plaisir à retravailler des éléments littéraires, à les enrichir de détails, une écriture qui aime développer d’autres perspectives en insérant des motifs a priori secondaires, bref, une écriture qui se plaît à jouer avec l’écriture. Les plaintes du nouvelliste à l’adresse de ses éditeurs friands de petites œuvres reflètent ainsi un problème de fond, un enjeu esthétique majeur : Tieck nouvelliste aime avoir une plume vagabonde qui se hasarde au-delà des frontières génériques usuelles, et qui, de retour de ses explorations palpitantes, livre au lecteur en toute liberté des reliquats de ses découvertes.
Nous avons précédemment souligné l’extraordinaire richesse de l’œuvre de Tieck d’une manière générale, ses connaissances non moins vastes de la littérature européenne, et sa pratique à la fois intense et variée de la littérature en tant que liseur et éditeur notamment. On peut dès lors aisément concevoir le goût insatiable de notre nouvelliste pour la littérature sous toutes ses formes et sa tentation récurrente à le faire partager dans ses nouvelles, dont la concision devient alors l’un des plus grands ennemis.
Enfin, soulignons que la pluralité formelle des nouvelles, conçues comme « éclatement des genres », 587 est d’autant plus mise en valeur qu’un polyperspectivisme interne y domine. 588 En effet, de la même façon que Tieck joue avec les genres dans ses nouvelles, son narrateur joue avec les points de vue et s’écarte de tout dogmatisme. Nous l’avons par exemple mis nettement en lumière dans notre étude des liens de Vittoria Accorombona avec la problématique contemporaine de l’émancipation de la femme. Dans l’avant-propos à une édition de ses nouvelles chez l’éditeur Max de Breslau (1835), Tieck met précisément en avant ce phénomène. Or, tandis qu’il décrit les différentes perspectives de ses œuvres, il n’est pas sans rappeler également la pluralité générique fondamentale de ses nouvelles.
Tieck s’érige dans ces lignes comme un « poète » fondamentalement « libre » de tout « engagement » idéologique. Il défend l’idée d’une autonomie de la littérature à l’égard de toutes les revendications unilatérales de son temps. En cette année 1835, il est évident qu’il se dresse implicitement contre le mouvement Jeune-Allemagne : ainsi qu’il l’exprime dans une nouvelle de la même année, L’Homme-poisson, les Jeunes-Allemands sont des « [despotes] » de la liberté. 590 Et Tieck s’élève simultanément contre l’image tronquée du « tory », du conservateur que font de lui ces mêmes personnes.
Derrière cette polémique politique, on peut néanmoins également lire une nouvelle profession de foi de Tieck en faveur de la transgression de normes esthétiques. Dans ces lignes, il se présente, en effet, comme « ce poète qui flâne à l’air libre dans la nature », celui qui n’est pas encore incarcéré dans « l’usine » de la littérature, celui dont la lecture attentive « des longueurs » révèle toute la richesse, celui qui n’adhère à aucun « fanatisme […] poétique ». On est tenté de rapprocher cette figure du poète vagabond du personnage de Leopold dans l’ultime nouvelle de Tieck, Solitude de la forêt (1841), que nous avons longuement présentée dans le cadre de nos réflexions sur le jeu avec la tradition romantique. En effet, l’image du libre vagabondage dans la nature est présente dans l’avant-propos de 1835 comme dans la nouvelle de 1841. Leopold, à la fois fou et poète nomade, est comme le symbole de l’écriture de Tieck, une écriture de la transgression et de l’errance. La « nature » peut alors être rapprochée de la littérature que la main « prosaïque » du critique et de l’écrivain borné n’a pas encore domptée et enfermée dans des classifications arides, stériles et fausses. La « nature » s’apparente ici à la littérature appréhendée comme pluralité, un univers esthétique où les genres les plus divers se côtoient et se mêlent. C’est ensuite au « poète» d’en user « [sereinement] », et de jouer librement avec les genres, c’est ensuite au nouvelliste de consacrer la forme ouverte de ses œuvres.
De ces réflexions, il ressort à quel point la littérature est fondamentalement conçue comme un phénomène pluriel par Tieck, et dans quelle mesure ce dernier souhaite, dans ses nouvelles, faire partager cette vision fondamentalement libre de l’objet littéraire. C’est précisément dans une nouvelle de 1835 qu’il a assurément offert à la postérité sa nouvelle la plus chatoyante sur le plan thématique et formel : penchons-nous sur L’Épouvantail pour approfondir notre réflexion sur le jeu de Tieck avec les genres.
Thierry Ozwald, 1996, p. 6.
Ibid, p. 6.
Cf. Ilse Wortig, 1931.
Uwe Schweikert, 1971, vol. 1, p. 279 : „in der Novelle, dieser vieldeutigen und vielseitigen Form...“.
Uwe Schweikert, 1971, vol. 1, p. 304 (Tieck à Friedrich Raumer, fin du mois d’octobre 1822, à propos de la nouvelle Les Voyageurs) : „Ich bilde mir ein, eigentlich unter uns diese Dichtart erst aufzubringen, indem ich das Wunderbare immer in die sonst alltäglichen Umstände und Verhältnisse lege. Ich habe vor, eine ziemliche Anzahl solcher Erzählungen zu schreiben, zu denen die Plane fast schon ganz ausgearbeitet sind.“. L’article de Manfred Schunicht (1960) fait le point sur ce phénomène.
Hermann Pongs, 1929, in : Josef Kunz, Novelle, 1973, p.153 : „Die wunderbare Formenvielfalt, die sich daraus im Lauf des 19. Jahrhunderts entwickelt hat, lässt sich durch Abstraktion aus einer fiktiven Urform oder von ästhetischen Theorien her nicht erschliessen.“.
p. 484 : „Genoveva und noch mehr der Lovell sind zu weitläufig, nicht weniger der Zerbino, Kater und verkehrte Welt...“.
Uwe Schweikert, 1971, vol. 1, pp. 322-323 : nous en avons livré le passage dans une note prédédente.
Cf. Marc Dambre, Monique Gosselin-Noat, 2001.
Notons que c’est également l’une de ses revendications dans sa théorie de la nouvelle de 1829 :
p. LXXXVIII.
pp. 54-55 : „Mit knechtischer Gesinnung wollen Sie das Edelste, die Freiheit erschaffen ? [...] einem schlechten Despotismus...“.