Cédons tout d’abord la parole au prologue et à l’épilogue de L’Épouvantail : comme dans le sous-titre, l’auteur met en avant le caractère multiforme de son œuvre. Il la qualifie d’abord de « nouvelle dramatique », 594 puis de « nouvelle [qui est] également un drame », 595 de « comédie sentimentale », 596 avant de conclure que « ni la règle aristotélicienne, ni aucune règle aujourd’hui célèbre ne s’applique à cette œuvre, cette comédie fantastique qui est aussi une nouvelle ». 597
Et de fait, le lecteur, tout comme le critique, a bien du mal à appréhender dans sa totalité L’Épouvantail, objet littéraire à l’aspect hétérogène. En effet, faut-il le rattacher davantage au genre dramatique, au vu de sa composition en cinq actes, eux-mêmes divisés en scènes, et en raison de l’importance du discours direct qui assigne à la narration pure le rôle de didascalies ? 598 Doit-on, en ce cas, songer plus précisément au genre comique ? Il pourrait alors s’agir de la destinée d’un Hanswurst mondain aux prétentions intellectuelles, Ledebrinna, un nouveau type de « précieux ridicule », un destin qui s’achève, dans le respect de l’architexte de la comédie, dans une atmosphère de liesse générale, id est sur trois mariages.
Ou faut-il plutôt se tourner vers le genre narratif en vertu de la présence d’un narrateur omniscient ? Et, dans ce cas, faut-il privilégier le sous-genre du conte, ainsi que le sous-titre y engage ? L’histoire d’un épouvantail né à la vie grâce au pouvoir magique des elfesen constituerait alors l’argument. 599
À ce problème de l’appréhension générique de L’Épouvantail s’ajoute une autre difficulté. Il s’agit non seulement de l’extrême importance des références à des personnages de la mythologie gréco-romaine, mais aussi de leur présence pure et simple dans cette fiction au même titre que d’autres personnages plus typiques de la société allemande contemporaine de Tieck. En effet, les renvois aux figures mythiques de Pygmalion et Galatée, Apollon et Daphné, Adonis, Cupidon, Achille, Hercule, Bacchus, Thésée et Ariane, ainsi que l’apparition en chair et en os de Diane et Endymion s’entremêlent à la réalité allemande du début du XIXe siècle. Ce phénomène est très rare dans toute l’œuvre littéraire de Tieck, et même unique dans le cadre des nouvelles de maturité, bien qu’il soit avéré, qu’en tant que philologue, l’écrivain connaissait parfaitement la littérature antique. 600
Au vu de ces deux remarques sur la richesse de L’Épouvantail, d’une part sur le plan formel, d’autre part sur le plan thématique, on se fait une idée assez juste de cette œuvre assurément haute en couleurs : l’emprunt simultané à divers genres littéraires, doublé de l’intégration parasitaire de mythes antiques, confère à l’ensemble son apparence éclectique fondamentale.
Si nous évoquons l’importance de la réflexion mythique dans cette œuvre, c’est pour trois raisons. D’une part, il paraît difficile d’ignorer sa présence : les renvois aux mythes abondent. D’autre part, ces renvois ne sont pas le fruit du hasard, mais au contraire, celui d’une pensée systématique, ainsi qu’une lecture attentive peut le mettre à jour comme nous allons l’exposer. Enfin, en dépit de leur caractère unique dans l’œuvre nouvellistique de Tieck, les mythes nous semblent ici être un moyen particulièrement efficace de montrer de quelle façon Tieck nourrit l’écriture nouvellistique d’autres genres, en l’occurrence ici, de la comédie et du conte. En effet, deux couples mythiques ont une importance centrale dans la nouvelle de Tieck : il s’agit de Pygmalion et Galatée, et de Diane et Endymion. Ces couples sont suffisamment connus pour servir de révélateurs de l’art tieckien, un art du travestissement et de la mascarade : au sein même de sa nouvelle, Tieck affuble le complexe mythique des atours du conte et de la comédie, ainsi que nous allons le présenter.
Penchons-nous alors sur la mise en scène féérique, puis sur la mise en scène comique des mythes dans L’Épouvantail, afin de mettre en lumière l’art tieckien de la nouvelle, un genre fondamentalement ouvert qui se construit sans cesse avec d’autres formes littéraires, avec d’autres architextes.
Mettons tout d’abord en lumière la présence, dans cette nouvelle, de mythes, et plus précisément ceux de Pygmalion et Galatée, puis de Diane et Endymion, avant d’étudier leurs mises en scène. Ces deux couples mythiques constituent, en effet, les deux fils rouges de cette œuvre, les autres figures mythologiques ne jouant alors quasiment qu’une sorte de rôle synonymique. Le premier couple s’articule dans le monde des humains, autour d’Ambrosius et Ledebrinna, le second dans le royaume des elfes.
Tout d’abord, voyons quels éléments précis nous amènent à parler du mythe de Pygmalion à propos de L’Épouvantail. Deux références explicites au mythe de Pygmalion apparaissent dans la seconde moitié de l'œuvre. Il s’agit tout d’abord de la déclaration exaltée que fait le créateur de l’épouvantail, le sculpteur Ambrosius, à Ledebrinna (III, 2), ensuite de l’un des arguments de l’avocat Alexander (IV, 1), qui s’appuie sur ce même mythe pour défendre l’idée de la métamorphose de l’épouvantail en Ledebrinna :
Dans ces deux occurrences, le parallèle entre le mythe de Pygmalion et Galatée et l’histoire du sculpteur Ambrosius et de Ledebrinna, ex-épouvantail, se fonde sur l’identité d’un destin et de sa cause : d’une part, la métamorphose d’un corps inanimé, à l’apparence humaine, en un être humain vivant, et d’autre part, le pouvoir de l’amour, force surnaturelle qui engendre la vie. 602 En cela, la nouvelle de Tieck reste fidèle aux mythes tels qu’ils apparaissent dans les Métamorphoses d’Ovide. Ce dernier écrit bien au début du premier livre :
Et Ovide précise également que, dans le cas de Galatée (Xème livre), sa métamorphose fut le fruit de l’invocation de Vénus, déesse de l’amour.
Outre dans ces deux occurrences explicites du mythe de Pygmalion et Galatée, ces deux éléments-clefs, métamorphose et pouvoir magique de l’amour, sont présents tout au long de la nouvelle, dans quantité d’allusions plus implicites. En ce qui concerne la métamorphose de l’épouvantail, nous pouvons reprendre l’énumération des preuves de cette métamorphose qui figure dans le réquisitoire tenu par l'avocat Alexander contre Ledebrinna, lors de son procès (IV, 1) : manifestation d’une étoile filante à proximité de l’épouvantail le soir de la métamorphose (I, 1), passé obscur de Ledebrinna récemment installé à Orla, son nom qui évoque la matière de fabrication de l’épouvantail (le cuir au sens de « Leder »), sa variation d’un poème de Goethe (II, 3) lors d’une soirée musicale, qui, substituant aux « roses » les « petits pois », révèle ses véritables origines, id est le potager d’Ambrosius, la dénomination de sa société savante, « les esprits du cuir » (au sens de die « Ledernen »), qui rappelle une fois de plus le motif du cuir (II, 9), son allocution lors de la première réunion de cette société, dans laquelle Ledebrinna comparait les savants à des épouvantails (II, 9), sa raideur corporelle étonnante, son insensibilité aux supplications d’Ambrosius qui ne peuvent être que le fait d’un homme sans âme (III, 2). De plus, deux témoins corroborent cette interprétation des faits : un tanneur et un tourneur qui avaient participé à l’élaboration de l’épouvantail d’Ambrosius et reconnaissaient en la plastique de Ledebrinna des caractères précis de l’objet d’art en question. Nous pourrions enfin ajouter à tout cela que le choix de l’ex-épouvantail de s’installer dans une petite ville célèbre pour son concours de tir, une fête au cours de laquelle on « épouvante » (au sens de « scheuchen ») un grand oiseau de bois en lui tirant dessus, révèle un goût pour la chasse qui n’était pas étranger à l’épouvantail armé d’un arc.
Si la métamorphose de l’épouvantail en Ledebrinna a bien lieu comme celle de la statue de Pygmalion, l’origine de cette métamorphose est identique également : c’est la passion dont l’épouvantail fait l’objet qui lui donne la vie. Remarquons que cet amour naît, dans la nouvelle de Tieck comme dans le mythe d’origine, d’une fascination pour la beauté de cette œuvre d’art aux formes humaines : c’est en ce sens qu’Ophelia et son père recourent à d’autres figures mythiques que Galatée pour évoquer leur épouvantail, susceptibles elles d’exprimer une beauté virile, ainsi Adonis (Livre X des Métamorphoses), Apollon et Cupidon (Livre I), Achille, Hercule, Bacchus... Quasiment toutes ces figures ont en commun leur beauté et leur passion pour la chasse : tout comme l’épouvantail aux yeux d’Ophelia et de son père. Ces figures prennent ici la valeur de synonymes masculins de Galatée. En outre, Adonis, Apollon et Cupidon, figures mythiques plus particulièrement récurrentes dans cette œuvre de Tieck, sont liés au mythe de Pygmalion. En effet, Adonis est un lointain descendant de Pygmalion et de Galatée, Cupidon rappelle que c’est l’amour de Pygmalion et son invocation à Vénus qui donnèrent la vie à Galatée, tandis qu’Apollon est le dieu de la poésie, le protecteur des muses, ce qui nous renvoie à la sphère artistique de Pygmalion. Au vu de ces réflexions, l’histoire de l’épouvantail d’Ambrosius s’inspire ainsi nettement de celle de Galatée et Pygmalion. L’apparition d’autres figures mythiques, comme Adonis, Apollon ou Cupidon, ne remet pas en cause cette inspiration : nous avons montré qu'elle n’avait ici qu’un rôle de comparaison (du type « beau comme Adonis »), et n’imprimait pas, comme le fait le mythe de Pygmalion, son déroulement à la nouvelle.
En ce qui concerne le second couple, celui de Diane et d’Endymion, les choses sont plus explicites encore, puisque le couple mythique apparaît en chair et en os dans la nouvelle en ne changeant quasiment pas d’identité. L’elfe Kuckuck, rebaptisé Alfieri par son nouveau propriétaire humain Heinzemann, s’exclame ainsi au sujet d’Endymion, présenté dans la nouvelle comme l’un de ces dormeurs éternels, à l’instar de la tradition mythologique:
Quant à l’épouse d’Endymion, son nom Rosenschmelz cache celui de Diane, ainsi que la nouvelle le révèle. 604 Sa vie consacrée à la forêt et aux clairs de lune correspond d’ailleurs à celle de la figure mythique célèbre.
p. 5 : „meine dramatische Novelle“.
p. 5 : „Da diese Novelle zugleich ein Drama ist...“.
p. 7 : „das sentimentale Lustspiel“.
p. 356 : „Weder die Regel des Aristoteles, noch irgend eine bis jetzt bekannt gewordene Regel passt auf eine Novelle-phantastische Komödie“.
Cf. Jürgen Heinichen (1963), p. 77 : „Erzählzeit und erzählte Zeit decken sich häufig in [Tiecks Novellen], da das Gespräch dominiert. [...] Die Zeitendeckung gibt der Episode den Charakter einer Szene (Tiecks Einteilung der Vogelscheuche in Akte und Szenen demonstriert diese Behauptung am deutlichsten).“.
Notons que Das alte Buch und die Reise ins Blaue hinein, parue la même année que Die Vogelscheuche,porte aussi le sous-titre Märchen-Novelle. À son sujet, nous rappelons l’existence d’un article d’Ingrid Österle (1995).
Mara Nottelmann-Feil (1996) note que L’Épouvantail est l’une des rares œuvres de Tieck à intégrer un complexe mythique. Pour autant, elle rappelle qu’il était un fin connaisseur en la matière et que de nombreuses réflexions critiques (p. 11) témoignent de son intérêt pour l’Antiquité, ainsi que ses talents de liseur à Dresde et les pièces de théâtre qu’il privilégiait.
Et Ophelia déclame dès la cinquième scène du second acte (p. 110) : « Nous qui aimons d'amour, nous sommes des magiciens » / „,Darum sind wir, die wir lieben, auch Magier...’“.
p. 352 : „,Gemahlin Rosenschmelz, welche die Gelehrten mit der Diana ohne Noth verwechselt haben...’“.