Une mise en scène féérique des mythes : de l’affinité de la nouvelle avec le conte

Pourtant, au-delà de ces parallèles, et même de cette identité des personnages de la nouvelle de Tieck avec l’univers mythologique, nous n’en observons pas moins nettement une mise en scène des mythes qui rappelle avant tout celle d’un conte de fées.

Ainsi, les deux éléments fondateurs du rapprochement entre l’épouvantail et Galatée (métamorphose et puissance de l’amour) connaissent chacun une indéniable variation qui trahit l’influence de l’architexte du conte populaire. 605

En ce qui concerne tout d’abord la métamorphose, il ne s’agit plus d’une magnifique statue d’ivoire métamorphosée en une jeune fille éblouissante de beauté, mais d’un épouvantail de cuir transformé en homme - même processus, mais différence qualitative. Quant à l’amour qu’il inspire, il n’est plus seulement le fait de son créateur, mais également celui de la fille de ce dernier, Ophelia - même processus, mais introduction d’un tiers.

Penchons-nous tout d’abord sur la première variation : doter de vie un objet inanimé de l’univers familier est chose commune dans le conte. L’épouvantail devenu homme participe assurément à ce schéma général. Dans son esthétique du conte, Max Lüthi remarque plus précisément que des contes grecs et orientaux représentent la transformation d’une statue en un homme à la beauté surhumaine. La statue y est alors façonnée soit de sucre, soit de massepain, etc… Dans tous les cas, la reprise du mythe de Pygmalion dans l’architexte du conte s’effectue grâce à la substitution d’une matière originelle beaucoup moins noble que le marbre ou l’ivoire, une matière fréquente en soi, mais rare pour un tel usage. 606 Tieck fait de même en recourant au cuir, bien que son choix mette davantage l’accent sur la référence au mythe originel, la nature du cuir étant par définition bien plus proche de la peau humaine que le sucre ou le massepain. Le monde du conte se met néanmoins en place autour de cette figure étrange de l’épouvantail de cuir soudainement doté de vie : l’univers du conte se substitue progressivement à celui du mythe, la nouvelle se rapproche pas à pas de l’architexte du conte populaire.

Quant à la seconde variation féérique, celle du pouvoir magique de l’amour, elle substitue à la notion de couple mythique celle d’une constellation tripartite de personnages typiques du conte, à savoir la classique relation triangulaire héros-père-fille du père. En effet, le sculpteur ne joue plus ici le rôle de l’amant, au contraire, il voue à sa statue un amour certes exalté, mais tout à fait platonique, allant même jusqu’à l’inculquer à sa propre fille : il ne doit s’agir que d’un amour esthétique, où les caresses amoureuses d’un Pygmalion envers sa statue sont proscrites, où seule une extase purement intellectuelle est de mise. Ce faisant, le sculpteur endosse ici le rôle du père castrateur, porteur du motif de l’interdit dont le conte sait rarement se passer : il se vante ainsi d’avoir prénommé sa fille Ophelia afin que celle-ci reste pure de tout amour charnel... quitte à ce qu’elle sombre dans la folie, peu lui chaut. Ophelia, de son côté, nourrit précisément à l’égard de l’épouvantail des sentiments très proches de ceux de l’héroïne de conte : ses journées entières passées à contempler l’« Adonis » de son potager en témoignent. La rencontre d’Ophelia et de l’épouvantail fonctionne comme la vue ensorcelante d’un portrait pour le héros du conte, un motif très fréquent dans cet architexte, ainsi qu’on le trouve dans Jean le Fidèle des frères Grimm que nous avons évoqué précédemment : Ophelia, telle l’héroïne de conte classique, fait l’expérience du « choc de la beauté » décrit par Lüthi.

De plus, tandis que le mythe originel, par le biais de la métamorphose, réunit Galatée et Pygmalion, nous sommes confrontée dans la nouvelle de Tieck à une situation inverse, puisque la métamorphose se double de la fuite de l’épouvantail. Or, précisément, son départ crée la situation de manque typique du conte populaire : sa fuite entraîne bientôt celle d’Ophelia à travers toute l’Europe, comme une héroïne de conte se mettant en quête de son bien-aimé. La scène précédant le départ d’Ophelia (I, 2), celle où la jeune fille repousse un prétendant de haut rang, est également typique de la dynamique du conte populaire. En outre, l’issue de la quête d’Ophelia s’achève telle la fin d’un conte, par ses retrouvailles et épousailles avec Ledebrinna (alias l’épouvantail), renouant ainsi, au terme de ses pérégrinations, avec le mythe originel. 607 En ce sens, la métamorphose de l’épouvantail, qui n’est dans la nouvelle de Tieck que le début de son fil rouge à la Pygmalion, participe bien plus du conte que du mythe :

À noter que cette mise en scène du mythe à la façon du conte populaire est d’autant plus sensible que le narrateur redouble la quête d’Ophelia de deux autres tout aussi typiques du conte. Il s’agit de la quête de l’elfe Kuckuck et de celle du jeune lieutenant Wilhelm, tous deux en situation de « manque amoureux », puis manifestant la « volonté d’y remédier », et finissant « récompensés » à l’issue du récit. 609

Qu’en est-il de la mise en scène féérique de Diane et d’Endymion ?

Nous avions déjà remarqué qu’elle s’articulait dans le royaume des elfes. 610 Notons alors qu’en ce qui concerne ce second couple mythique, la proximité à l’architexte du conte populaire est plus frappante encore, puisque nous observons une intégration directe du mythe d’Endymion dans le royaume des elfes décrit dans L’Épouvantail. Il y a ainsi fusion du royaume des elfes, univers propre au conte populaire, et de la mythologie antique dans la nouvelle de Tieck. L’action et la constellation des personnages mythologiques réapparaissent certes dans L’Épouvantail, mais sont revisités par le monde des elfes, id est se rapprochent inexorablement du conte populaire. Le monde elfique est par définition celui du merveilleux, et nous pouvons noter à cet égard, que Tieck dans cette nouvelle, va plus loin que dans les autres nouvelles que nous avions étudiées auparavant dans le cadre de rapprochements avec le conte populaire. En effet, dans ces dernières, le merveilleux apparaissait simplement sous la forme d’un « heureux hasard », nulle puissance surnaturelle ne se manifestait véritablement. Or dans L’Épouvantail, le merveilleux entre littéralement en scène, ainsi qu’il en va dans le conte. La reprise du mythe de Pygmalion et son motif de la métamorphose, constituaient déjà une progression de la nouvelle sur la voie du merveilleux. Cependant, cette métamorphose reste sujette à caution tout au long de la nouvelle, le procès du IVème acte le souligne bien. Dans le cas du mythe d’Endymion, l’univers merveilleux du conte se manifeste dans toute sa puissance. Ce n’est plus une déesse de la mythologie qui apparaît dans la nouvelle, même si elle en porte encore parfois le nom. C’est la fée Rosenschmelz, personnage typique du monde merveilleux du conte.

D’une façon analogue, si Endymion conserve son nom mythologique tout au long de la nouvelle, il ne garde pas intacte sa jeunesse, comme le veut la tradition mythologique : il apparaît ici sous les traits d’un vieillard. Par là-même, le nouvelliste donne le coup de grâce à une reprise non-productive du mythe : dans L’Épouvantail, Endymion, époux d’une superbe fée éternellement jeune, a l’aspect physique de nombreux elfes de la tradition nordique du conte populaire. Brednich (1987) note que le monde des elfes est souvent représenté ainsi : des hommes aux allures de vieillard dansent aux côtés de splendides femmes au clair de lune. 611

En outre, la fille d’Endymion, Heimchen, porte le nom caractéristique d’un être elfique dans certaines croyances populaires. 612 Souvenons-nous aussi (III, 3) qu’elle est la source de ce que Ledebrinna, se sentant habité par sa voix, croit être un cauchemar (au sens de « Alptraum »)  : or, en Allemagne, le mot « Alb » (« Elben » au pluriel), qui devient « Elf » sous l’influence des traductions de Shakespeare au XVIIIe siècle, désigne précisément celui qui est à l’origine d’un mauvais rêve, ou parfois même l’esprit malin qui habite un être humain (comme Heimchen, Ledebrinna dans la 1ère scène de l’acte V). Dans cette enfant d’un père mythique, Tieck nouvelliste mêle donc des aspects indéniablement elfiques, féériques, typiques du conte populaire. Il fait basculer le monde mythique dans l’univers du conte.

L’apparition finale des elfes va d’ailleurs tout à fait dans le sens d’une apparition féérique, et non de l’entrée en scène magistrale de dieux olympiens. Ils se manifestent d’abord par leur scintillement général et leur fusion avec l’élément naturel :

L’entourage de Diane et Endymion n’a ainsi rien de mythique, mais plutôt tout du conte.

Enfin, en ce qui concerne l’action mythique, elle aussi prend des aspects féériques : le mythe d’Endymion, en effet, n’a de l’importance pour la dynamique narrative que comme source de discorde entre la famille d’Heimchen et les dirigeants du royaume des elfes. Ces derniers s’opposaient tout d’abord à l’accueil d’un jeune mortel parmi eux. À nouveau, le narrateur introduit ici un élément étranger à la tradition mythologique. Or, cette sourde opposition au couple d’Endymion et Diane mène finalement au coup d’éclat d’Heimchen, leur fille, qui insulte en public les dirigeants du royaume et est contrainte à l’exil : dans l’obscurité, elle plonge alors sur l’épouvantail, le dote par là-même de vie, et le soustrait du potager d’Ambrosius, son géniteur. Or précisément, la disparition d’un enfant humain de chez ses parents est un motif récurrent du conte populaire. Tieck le reprend d’ailleurs dans son autre « nouvelle-conte » de 1835, Le Vieux livre et le voyage dans le bleu. La disparition de l’épouvantail est comparable. Et, ainsi que le constate Brednich :

C’est bien ce qui se réalise dans L’Épouvantail avec l’intervention du docteur Pancraz, alias Puck, elfe célèbre pour sa ruse et ses pouvoirs (V, 1) : grâce à lui, l’elfe Heimchen est expulsée du corps de Ledebrinna, Puck libère ainsi ce dernier de l’emprise elfique, et l’ex-épouvantail « [rentre] au bout du compte chez » les siens, auprès d’Ambrosius et d’Ophelia.

Nous observons ainsi que le mythe d’Endymion, tout comme celui de Pygmalion dans L’Épouvantail, connaissent une intense mise en scène féérique. Et de la même façon que les mythes d’origine finissent presque par être totalement occultés par les références à des motifs ou dynamiques typiques du conte, la nouvelle de Tieck se rapproche de plus en plus de l’architexte du conte populaire. L’absorption progressive du monde mythique par l’univers du merveilleux reflète cette tendance de la nouvelle de Tieck à s’enrichir d’un autre architexte, celui du conte populaire.

Penchons-nous à présent sur l’affinité de cette nouvelle avec la scène dramatique, et plus particulièrement avec la « comédie », ainsi que Tieck le suggère dans son prologue. Les mythes originels de Pygmalion et d’Endymion joueront à nouveau le rôle de révélateur générique.

Notes
605.

L’article de Paul Gerhard Klussmann (1965) sur « l’ambiguïté du réalisme » chez Tieck est intéressant dans ce contexte.

606.

Max Lüthi, 1990, pp. 22-23.

607.

Ophelia finit par épouser l’ex-épouvantail, prenant ainsi ses distances avec la conception castratrice de l’amour selon son père (qui aurait aimé replanter Ledebrinna dans son potager !).

609.

Tous deux désespèrent de s’unir à l’être aimé : l’elfe Kuckuck a perdu la trace de sa bien-aimée Heimchen, exilée du royaume elfique, tandis que Wilhelm, simple soldat, doit quitter la ville de celle qu’il aime, Élisa, fille d’un riche apothicaire. Ici aussi, les figures parentales jouent un rôle castrateur. Puis, de la même façon qu’Ophelia part à la recherche de l’épouvantail dans tous les musées d’Europe, Kuckuck cherche Heimchen dans les forêts, et Wilhelm va chercher de l’aide chez son oncle. Les efforts des deux héros sont « récompensés» : Kuckuck et Heimchen se retrouvent et s’unissent le soir même du mariage d’Ophelia, Wilhelm et Elisa se sauvent et s’épousent.

610.

Notons qu’il existe, certes, un certain parallèle entre ces deux mythes, dans la mythologie comme chez Tieck : en effet, l’être aimé accède à une vie supérieure, Galatée inanimée naît à la vie, le jeune berger Endymion reçoit le sommeil éternel, donc la vie éternelle.

611.

pp. 350-353.

612.

Rolf Wilhelm Brednich, 1987, 5ème vol., pp. 1328-1339, „Elf“ : „Elfische Wesen, die Heimchen genannt werden, sind die Seelen totgeborener Kinder“.