Une mise en scène comique des mythes : de l’affinité de la nouvelle avec la comédie

Étudions d’abord la dimension comique de la mise en scène des mythes dans la nouvelle, avant de préciser ce lien à la scène comique par la mise en évidence de motifs propres à la « comédie sentimentale », comme y engage plus précisément l’auteur dans le prologue de son œuvre.

Notons qu’un troisième mythe nous intéressera également, celui de Thésée, qui n’est pas, comme les autres mythes annexes, réductible aux deux couples principaux. De plus, ainsi que nous le montrerons, sa principale occurrence s’intègre dans la nouvelle à la façon d’une scène de comédie. 615

Penchons-nous à nouveau sur la reprise du mythe de Pygmalion dans la nouvelle de Tieck. Nous avons souligné que le nouvelliste se référait essentiellement à deux aspects de ce mythe : d’une part, la métamorphose d’un corps inanimé, à l’apparence humaine, en un être humain vivant, et d’autre part, le pouvoir magique de l’amour. Outre une mise en scène féérique, ces deux motifs connaissent aussi une mise en scène comique. Remarquons, en effet, en ce qui concerne la métamorphose à la Galatée de l’épouvantail, que ce dernier est loin d’avoir la beauté du modèle original, et qu’ensuite, sa transformation n’est pas le fruit d’une volonté surnaturelle, voire elfique, mais d’une méprise.

De fait, seuls le sculpteur Ambrosius et sa fille Ophelia voient en cet épouvantail un objet d’art à la beauté sans pareille, au contraire de leur entourage qui reste insensible, voire totalement réfractaire à cette prétendue beauté. Citons un extrait d’une lettre d’Ophelia à son père (III, 1), qui narre ses visites de musée entreprises dans l’espoir d’y retrouver l’épouvantail disparu. Elle s’enthousiame pour une toile poussiéreuse dénichée dans une pièce fermée au public, dans laquelle elle apprécie des correspondances avec l’épouvantail ; son guide, quant à lui, ne partage pas ce sentiment.

L’opposition entre la plastique de l’épouvantail et la beauté antique ne fait guère de doute au vu de ce passage qui n’est pas sans susciter le sourire du lecteur. De plus, le manque de grâce flagrant de Ledebrinna vient corroborer l’hypothèse de la laideur de l’épouvantail. 617 Nous le voyons donc, la Galatée de Tieck n’a plus grand chose en commun avec la splendide créature mythique originelle. La référence au mythe devient ainsi source de comique tout au long de la nouvelle, puisque Ledebrinna n’est pas tant le synonyme masculin de Galatée, que sa caricature personnifiée. On retrouve ici un procédé classique de la scène comique : le hiatus entre la réalité visible et les dires d’un personnages provoque immanquablement les rires des spectateurs.

Outre cette dichotomie plastique entre le mythe et sa reprise dans la nouvelle, le motif de l’origine de la métamorphose est lui aussi intégré d’une façon cocasse. En effet, celle-ci n’est pas le fruit d’une volonté surnaturelle, comme dans le mythe d’origine qui y voit l’intervention bienvaillante d’Aphrodite, mais tout bonnement la suite d’une terrible méprise. Songeons, en effet, aux confidences de l’elfe Heimchen qui est à l’origine de la métamorphose surnaturelle dans L’Épouvantail (III, 3) :

Contrairement au mythe d’origine, la transformation est ici le fait d’un acte involontaire, et qui, si son sujet avait eu en sa connaissance tous les éléments pour agir à sa guise, n’eut jamais eu lieu. En témoignent les amers regrets d’Heimchen dans le passage précédent. Ainsi, contrairement à l’influence des dieux de la mythologie dans la destinée humaine, c’est le hasard et l’ignorance qui régit celle de l’épouvantail dans la nouvelle de Tieck. Or finalement, cette inversion du mythe correspond à un phénomène courant de la scène comique, le quiproquo. Une nouvelle fois donc, l’architexte de la comédie n’est pas loin.

Enfin, notons pour conclure sur cette mise en scène comique du mythe de Pygmalion dans L'Epouvantail, que la matière de la sculpture devient l’objet de jeux de mots tout au long de la nouvelle. Par exemple, avant la première apparition de Ledebrinna (II, 3), le lecteur a eu connaissance de la disparition de l’épouvantail (I, 2). Or, le narrateur donne alors d’amusants indices de sa transformation par le biais de personnages qui, sans le savoir, évoquent le statut antérieur de Ledebrinna : jaloux, Wilhelm Linden le traite de « lederner Kerl » (II, 1). Cette expression a un sens double, elle désigne à la fois un « gars assommant » et la matière du cuir (au sens de « Leder ») : en fait, l’insulte trahit, à l’insu certes, du locuteur, l’origine de Ledebrinna, id est le cuir de l’épouvantail. Nous avions souligné que le nom même de Ledebrinna, évoquant l’adjectif « lederbraun », allait aussi en ce sens. Or, tout au long de la nouvelle, ce nom propre est régulièrement écorché par d’autres personnages, soulignant alors toujours ses rapports originels au cuir et à la laideur : il apparaît ainsi au détour de lapsus, ainsi « Lederling », « Lederbrand », « Lohgerbling », « Ledernen ». 619 Le suffixe –ling a précisément souvent une valeur péjorative. Là aussi, le narrateur reprend un procédé courant de la comédie, scène friande de jeux de mots et de moqueries.

Penchons-nous maintenant sur le traitement comique du mythe d’Endymion. De fait, là aussi, une différence majeure avec le mythe originel va devenir source de rire : dans la mythologie, Diane s’éprend d’un berger qu’elle trouve endormi et obtient de Zeus son sommeil éternel, afin qu’il conserve sa jeunesse et sa beauté. Or, dans la nouvelle de Tieck, Heimchen (III, 3) nous confie que son père Endymion est tout bonnement un paresseux et qu’il a fait du sommeil tout un art. Cette variation rabaisse le mythe d’un sommeil merveilleux, qui est un don du dieu des dieux, au rang d’un défaut humain très ordinaire. Or, la comédie est précisément le lieu privilégié où les travers humains sont tournés en ridicule. Ainsi, lorsque le lecteur apprend que cette fâcheuse tendance au sommeil chez Endymion en vient même à provoquer des différends au sein de son couple, nous assistons alors, ni plus ni moins, à de banales scènes de ménage, entre une épouse qui se sent délaissée et négligée par son mari (la chasteté mythique de Diane est bien loin.), et un époux qui souhaite à tout prix préserver son confort et bien-être personnel. Nous avons là rassemblés tous les ingrédients typiques d’une scène de ménage dans une comédie. Le lecteur ne voit plus tant un couple mythique, qu’un couple ordinaire, un couple divisé qui divorce, pour ensuite s’entendre bien mieux qu’au cours de leur vie maritale : Heimchen est le fruit de leur divorce. Ce nouveau hiatus entre un phénomène, le divorce, et ses conséquences a priori contraires au nouveau statut du couple, une nouvelle naissance, prête à sourire et rappelle les dichotomies cocasses entre le dire et le faire qui abondent sur la scène comique.

Enfin, intéressons-nous rapidement au mythe de Thésée : il connaît trois occurrences, seule la plus ample nous intéresse ici. 620 Elle apparaît lors de l’exposition des enseignes de la ville d’Ensisheim, organisée par Ledebrinna et son maître-à-penser Ubique (II, 6). Cette manifestation culturelle a lieu dans le but d’impressionner le prince Konrad, alors en visite dans la petite ville. Ubique porte un nom évocateur comme il est d’usage sur la scène comique : il souligne son esprit opportuniste entre tous. C’est ainsi qu’il s’ingénie, en parfait sophiste, à montrer toute la profondeur contenue dans l’enseigne d’une boucherie en l’interprétant comme une adaptation, certes pleine d’humour, du mythe de Thésée. Le boucher armé d’un couteau, auprès d’un bœuf, serait selon lui, Thésée face au Minotaure. Il va même jusqu’à longuement comparer une saucisse au fil d’Ariane (pp. 118-121). On observe ici à nouveau des dissonnances flagrantes entre le discours d’un personnage et la réalité des choses. En fait, le lecteur fait face à une variation « précieuse » du protagoniste comique du « vantard », cette figure que nous avions mise en lumière dans notre étude de L’Homme mystérieux. On ne peut assister à cette scène sans se distancier des propos outranciers et ridicules d’Ubique. En fait, il s’agit là d’« une toute nouvelle mythologie » qui, loin d’éveiller l’admiration ou les rêveries du lecteur, provoque son hilarité, comme chez un spectateur de comédie. 621

À la lumière de ces réflexions, on constate que les mythes ne demeurent pas intacts dans la nouvelle de Tieck. En fait, ils sont véritablement sources de comique et les variations qu’ils connaissent évoquent de nombreux procédés courants de la scène de la comédie.

Dans son « prologue », Tieck évoquait cependant plus précisément la notion de « comédie sentimentale » à propos de son œuvre. Voyons alors, maintenant, dans quelle mesure des scènes de « comédie sentimentale » se greffent sur ces mythes.

Ce sont surtout les mythes de Pygmalion et de Thésée qui prêtent à ce rapprochement.

En ce qui concerne le mythe de Pygmalion et Galatée dans notre nouvelle, nous avons souligné que l’aboutissement du mythe d’origine, la métamorphose de Galatée, était le point de départ de l’action de L’Épouvantail : nous avons affaire ici à une Galatée qui prend la fuite devant celui qui l’a créée et aimée, puisque l’épouvantail, alias Ledebrinna, s’empresse de quitter le potager d’Ambrosius et Ophelia. L’épouvantail né à la vie, s’écarte à cet endroit de son modèle originel, Galatée, pour se rapprocher d’un héros de « comédie sentimentale », celui de l’« amant volage ou indifférent ». Songeons que, non seulement, il quitte Ophelia, mais qu’en plus, il s’empresse de faire la cour à Elisa, la fille du riche sénateur d’Ensisheim, alors qu’il vient juste de s’installer dans la petite ville. Ophelia joue, elle, le rôle d’amante fidèle, tout comme Elisa et le lieutenant Linden qui se sont jurés un amour éternel (II,1) et sont contrariés par l’intérêt soudain de Ledebrinna pour Elisa. Trois mariages humains concluent cette « comédie sentimentale » : celui de Ledebrinna et Ophelia, celui d’Elisa et du lieutenant Linden, celui aussi du jeune Alexander, autrefois repoussé par Elisa, et la jolie et talentueuse Amalie. Nous le voyons, les couples se font et se défont comme il en va généralement dans les comédies sentimentales où se succèdent « mariages empêchés, puis accomplis » : la variation que connaît la Galatée originelle dans L’Épouvantail a ici valeur de paradigme.

De plus, la scène de retrouvailles entre Ambrosius et Ledebrinna (III, 2), celle-la même qui, pour la première fois, fait explicitement allusion au mythe de Pygmalion, prend des accents caractéristiques de la « comédie larmoyante ». Le sculpteur s’exclame en effet :

Le narrateur substitue ici à la passion sensuelle du Pygmalion originel toute une dithyrambe sur les sentiments qui agitent le sculpteur Ambrosius. En effet, on est bien loin du modèle ovidien, où l’artiste couchait en son lit la statue et lui prodiguait de nombreuses caresses avant qu’elle ne s’éveille à la vie. Tieck fait de même pour Ophelia qui tient face à Ledebrinna une dissertation sommaire sur l’état de son cœur juste avant que leur mariage ne soit consommé (V, 3). L’« analyse du sentiment amoureux », tel qu’il apparaît sur la scène sentimentale du début du XIXe siècle, prend ici la place du sensualisme du mythe antique. 623 Le mythe de Pygmalion se mue en dithyrambes sur les agitations du cœur humain.

Quant au mythe de Thésée, en dehors de la manipulation théorique qu’il connaît dans la bouche d’Ubique, il « thématise l’idéal brisé de l’amour ». 624 Les première et dernière occurrences de Thésée dans la nouvelle reflètent, en effet, des amours problématiques : elles rappellent que Thésée est l’homme qui ne trouve pas l’amour, abandonnant d’abord Ariane, et provoquant ensuite le suicide de sa femme Phèdre. Dans L’Épouvantail, le mythe est d’abord mentionné lors des soucis amoureux du lieutenant Wilhelm (II, 5), dans la bouche de son oncle qui compare l’amour au Minotaure (monstre qui est le fruit d’un amour perverti, celui de Pasiphae pour un animal que Thésée met à mort). Il apparaît ensuite lors de l’arrivée de Ledebrinna chez son nouveau père (V, 1), le baron Milzwurm, qui reconnaît en lui un fils naturel, et prévient les personnages contre des soucis amoureux éventuels (sa belle-mère le compare à Thésée, elle-même à Phèdre, et bien plus tôt, Ophelia s’était comparée à Ariane délaissée par son amant). Nous observons ainsi que l’intégration du mythe de Thésée sous-tend aussi des réflexions sur les errements du cœur humain, la référence au mythe de Thésée prévient contre les dangers de l'amour : au lieu d’évoquer la tradition mythique du glorieux vainqueur du Minotaure, nous assistons à une «  prédominance de l’analyse du sentiment amoureux », phénomène qui relève précisément de la comédie sentimentale.

Nous voyons ainsi que les mythes de Pygmalion, Thésée et Endymion sont systématiquement revisités par la scène comique, et notamment dans le cas de Pygmalion et de Thésée, par le sous-genre de la comédie sentimentale.

De ces considérations il ressort que, sous la plume de Tieck, la reprise de mythes antiques dans la nouvelle se réalise dans le cadre d’architextes littéraires précis, ainsi du conte et de la comédie. Cette mise en scène à la fois féérique et comique des mythes antiques met en valeur un procédé récurrent de l’art de la nouvelle chez Tieck, sa tendance à emprunter à d’autres genres certains motifs ou procédés, sa propension à jouer avec d’autres architextes. Si le mythe a inspiré Tieck dans sa nouvelles, il ne constitue que le point de départ d’un travail de création esthétique beaucoup plus vaste, d’une élaboration qui se pense et s’affirme ensuite sans cesse en regard de différents genres de la littérature.

Notes
615.

Thésée dans cette nouvelle n’est pas réductible à un synonyme masculin de Galatée, comme il en allait des figures mythiques d’Adonis, de Cupidon ou d’Apollon.

617.

« Cet homme n’a jamais du avoir de maître de danse ; ses manières et ses gestes rappellent en effet ceux d’un moulin », déclare un personnnage, Milzwurm, dès la première apparition de Ledebrinna dans la nouvelle (II, 3, pp. 91-92 : „,Der Mann muss nie einen Tanzmeister gehabt haben; er hat ja fast Manieren und Geberden wie die einer Windmühle.’“).

619.

pp. 192-193. « Lohgerber » désigne un type de tanneur.

620.

Mara Nottelmann-Feil, 1996, pp. 145-148.

621.

p. 219 : „Das ist ja ein verfluchtes Stück einer ganz neuen Mythologie !“.

623.

Marie-Claude Canova, 1993, p. 70 : « La « comédie sentimentale » a […] été […] une orientation de la comédie d’intrigue dans le sens d’une prédominance de l’analyse du sentiment amoureux. En effet, la comédie sentimentale fait du « sentiment », ailleurs le ressort de l’intrigue ou le révélateur des caractères ou des mœurs, le sujet même de la pièce. »

624.

Mara Nottelmann-Feil, 1996, p. 148 : „Der Theseus-Mythos thematisiert in erster Linie das gebrochene Ideal der Liebe“.