De Zacharie et du Nain Nez à L’Épouvantail : jeu avec la tradition du conte romantique 

Dans notre développement consacré au jeu avec la tradition romantique, nous avons évoqué l’influence, à la fin des années 1810, de l’œuvre d’E.T.A. Hoffmann sur Tieck : or, dans L’Épouvantail, nous pouvons justement discerner l’empreinte du conte Petit Zacharie (1819), ainsi que nous allons le montrer. En outre, un autre conte, Le Nain nez (1825-1828) de Wilhelm Hauff (1802-1827), rappelle beaucoup la nouvelle de 1835 : il paraît très probable que Tieck en ait eu connaissance, Hauff étant l’un des nombreux jeunes talents qui, d’une part, cherchèrent sa protection dans les années 1820, et dont, d’autre part, l’œuvre, qui connut un franc succès, fut particulièrement influencée par celle de Tieck, ainsi que par celle d’E.T.A. Hoffmann. À la lumière de ces éléments, on imagine les liens étroits qui existent entre les trois textes en question. Présentons rapidement Petit Zacharie et Le Nain nez, avant d’établir des concordances avec L’Épouvantail.

Petit Zacharie : La fée Rosabelverde fait un don au héros éponyme, un abominable nain chétif. Ce don consiste en ceci : tous les nobles discours, pensées et actions qui se réalisent en la présence de Zacharie / Zinnober lui sont attribués au détriment de leurs véritables auteurs. Ce don incomparable lui permet très vite de faire carrière à la cour du prince Barsanuph, et de prétendre à la main de Candida, la fille du professeur Mosch Terpin. Le rationalisme le plus extrême et l’utilitarisme florissent alors de concert. Balthasar, étudiant et poète, est le seul à ne pas succomber au charme de la fée, il aime Candida et est consterné d’assister à l’influence grandissante de Zacharie, notamment auprès de sa bien-aimée. Il quitte la ville et sollicite alors l’aide du magicien Prosper Alpanus. Celui-ci la lui accorde, ils parviennent à rompre le charme de Rosabelverde, Zinnober perd tout son ascendant auprès du prince et de la population de la petite ville, il meurt. Balthasar épouse alors Candida, et Alpanus, se faisant passer pour son oncle, lui offre son propre domaine pour y vivre heureux aux côtés de son épouse.

Le Nain nez : Le héros éponyme est d’abord un beau garçon du nom de Jacob, dont la mère vend des herbes sur la place du marché. Un jour, il se moque d’une horrible vieille femme au nez protubérant. Après lui avoir porté ses emplettes jusqu’à chez elle, il disparaît : pour le punir, la vieille femme l’a plongé dans un profond sommeil et métamorphosé en un horrible nain au nez démesuré. Dans son rêve, il se voit devenir, au fil de longues années de travail, le cuisinier talentueux de cette vieille femme bizarre. Lorsqu’enfin, il croit se réveiller et quitte l’étrange demeure, ni sa mère, ni son père ne le reconnaissent : ce dernier confie au nain que leur fils a disparu sept ans auparavant. Seuls ses nouveaux talents de cuisinier lui octroient quelques satisfactions : un comte lui accorde la place de chef cuisinier en son château. Au terme de plusieurs aventures, il met la main sur une herbe magique, grâce à laquelle il retrouve son apparence originelle.

Mettons en lumière les différents éléments communs aux trois textes, puis exploitons plus avant le lien intertextuel de L’Épouvantail et de Petit Zacharie, cet hypotexte nous semblant particulièrement riche en la matière.

Dans les deux contes d’Hoffmann et d’Hauff, comme dans la nouvelle de Tieck, le héros éponyme est un personnage ambivalent : d’une laideur repoussante, il n’en accède pas moins à la notoriété jusque dans les plus hautes sphères de la société. 643 De plus, au niveau de la dynamique narrative, ces trois textes débutent par l’envoûtement du héros par des forces magiques pour se clôre sur son désenvoûtement. Pour ainsi dire, nous sommes en présence de différentes versions du prince charmant transformé en crapaud, un conte à l’issue tragique chez Hoffmann, mais heureuse chez Hauff et Tieck. 644

Pour autant, le conte d’Hoffmann présente maintes analogies supplémentaires avec la nouvelle de Tieck. Tout d’abord, contrairement au héros éponyme d’Hauff, la laideur physique des héros d’Hoffmann et de Tieck reflète en tous points son absence de qualités morales et artistiques authentiques. Alors qu’Hauff reste finalement proche du conte populaire du type « prince charmant aux traits de crapaud », Hoffmann et Tieck, eux, déploient alors une œuvre bien plus vaste et complexe, ce qui a valu au Petit Zacharie l’appellation incontestée de « conte d’artiste » (au sens de « Kunstmärchen »). 645 Dans le conte d’Hoffmann, comme dans la nouvelle de Tieck, le héros éponyme devient l’emblême du prosaïsme triomphateur, il est l’un des multiples descendants du Zettel de Shakespeare. Dans les deux œuvres, il s’oppose à d’autres personnages plus proches de la poésie et de la magie. Quelques scènes sont particulièrement révélatrices à cet égard : la scène marquant son ascension dans la société, celle qui y met un terme, ainsi que les passages mettant en scène des cercles esthétiques.

Nous avons déjà évoqué la reprise utilitariste d’un poème de Goethe par Ledebrinna lors de la réception musicale organisée par Dümpfellen (II, 3). Or, à cette même soirée, Linden, épris d’Elisa, la fille de Dümpfellen, scandalise par son comportement la noble société, provoquant des évanouissements parmi les dames sensibles de ce cercle (p. 89). On trouve une scène équivalente dans le conte d’Hoffmann, lors du salon littéraire de Mosch Terpin (3ème chapitre) : l’étudiant Balthasar, épris de la fille de la maison, est la source d’un scandale identique ( le motif de l’évanouissement se manifeste également), tandis que son beau poème lyrique est attribué, à tort, à Zinnober. Là aussi néanmoins, le narrateur ne succombe pas à l’envoûtement quasi général de la petite société, il s’amuse à nous livrer les propos de Zinnober qui témoignent d’une platitude extraordinaire. Son prosaïsme rappelle celui de Ledebrinna, symbolisé par son poème sur les renoncules (p. 78), fleurs préférées de son futur beau-père, apothicaire de métier. Cet apothicaire évoque d’ailleurs beaucoup Morsch Terpin, professeur en sciences naturelles, et son approche très matérialiste de la Nature. Chez Hoffmann, comme chez Tieck, l’opposition entre le héros éponyme et le prétendant concurrent apparaît particulièrement dans cette scène qui s’achève sur le départ furieux du dernier, et sur l’apothéose du premier.

De plus, cette scène, qui présente ainsi de nombreuses similitudes chez Hoffmann et Tieck, est tout à fait emblématique du rapport de forces qui s’instaure dans la suite de leurs récits : les amis de Zinnober, comme le cercle des esprits du cuir » de Ledebrinna, se font les représentants d’abord victorieux du prosaïsme, et Balthasar, comme l’entourage de Linden, les alliés de la poésie authentique. Balthasar devient ainsi « un bon poète », ainsi que le narrateur l’esquisse dans la dernière page du récit, et le salon d’Amalie von Weilern, amie d’Elisa et de Linden, constitue un contrepoint esthétique au cercle despotique et vaniteux de Ledebrinna (III, 4) en formulant des jugements pondérés sur la littérature.

Enfin, dans L’Épouvantail, comme dans Le Petit Zacharie, les puissances magiques accordent finalement leur préférence à Linden et Balthasar en préparant la chute de Ledebrinna et Zinnober. Heimchen et Puck (sous les traits de Pankratius) jouent un rôle analogue dans la destinée de « l’épouvantail » à celui de la fée Rosenbelverde et du magicien Prosper Alpanus dans celle du « nain » Zinnober. Souvenons-nous des dernières lignes de L’Épouvantail, qui, présentées précédemment, s’achevaient sur le tableau scintillant du mariage d’Amalie et d’Heimchen dans un décor elfique : cette scène évoque intensément le passage final du Petit Zacharie qui offre un décor féérique au mariage de Balthasar. 646 L’aveuglement rationaliste de Mosch Terpin qui y voit, non pas l’influence de la magie d’Alpanus, mais une manifestation de l’art de l’artificier du prince, trouve son parallèle en l’issue de la nouvelle de Tieck : Dümpfellen n’assiste pas au mariage d’Amalie, où sa propre fille est pourtant présente, mais bien à celui d’Eduard, alias Ledebrinna. Les alliés du héros éponyme, tout comme ses opposants, n’évoluent pas au cours de ces deux œuvres. 647

En fait, cette dichotomie des personnages reflète celle de ces deux œuvres au niveau générique. On observe, d’une part, un fil narratif typique de conte axé essentiellement autour des détenteurs de pouvoir magique (fée et magicien chez Hoffmann, fée et elfes chez Tieck), et d’autre part, un second plus proche de la nouvelle qui s’exprime par le biais de la description de la société humaine (la ville de Keretes chez Hoffmann, d’Orla chez Tieck). C’est en ce sens notamment que l’on présente généralement Le Petit Zacharie comme un « conte d’artiste » (au sens de « Kunstmärchen »). La tentation d’en faire autant à l’égard de L’Épouvantail est grande.

Notons enfin qu’un ton indéniablement humoristique domine dans une œuvre comme dans l’autre. La chute finale de Zinnober dans le pot de chambre qualifié d’ « humeur » joue sur l’acception physiologique (humidité) et le sens moral (humour) du terme et résume à elle seule la tonalité fondamentale du Petit Zacharie. Quant à L’Épouvantail, nous avons précédemment souligné son lien fondamental au registre comique.

Pouvons-nous faire état d’une reprise ludique de l’hypotexte d’Hoffmann dans le texte de Tieck ? Assurément. Tout d’abord, Linden, ainsi que nous l’avions déjà suggéré plus haut dans notre développement, est une caricature de Balthasar. Son langage peu châtié ne saurait traduire les élans poétiques du personnage d’Hoffmann. Peut-être pouvons-nous observer un glissement de Linden à Alexander, au fil du texte de Tieck : ce jeune homme, en effet, prend de plus en plus d’importance au fil des pages de L’Épouvantail, et sa sensibilité en ferait une copie plus vraisemblable de Balthasar. 648

De la même façon, la sphère opposée à Ledebrinna contemple certes les apparitions elfiques qui se manifestent lors du mariage d’Amalie et Alexander, mais dès le lendemain, tous, ou presque, les ont oubliées : ils restent finalement étrangers au monde merveilleux des elfes, au contraire de Balthasar et Candida dans Le Petit Zacharie.

En fait, davantage que chez Hoffmann, Tieck opère une plus grande distinction entre le monde merveilleux des elfes et celui plus réaliste des hommes. De fait, Ledebrinna ne s’impose pas à Orla en vertu d’un don magique, mais grâce à la sottise et à la pensée utilitariste de nombre d’habitants de la petite ville. Heimchen ne fait que l’animer, elle en devient ensuite la prisonnière, ainsi qu’elle se présente elle-même. Il en allait autrement de Zinnober à Keretes : même si on peut interpréter son succès fulgurant et immérité à Keretes comme une satire hoffmannienne de la société de son temps, ce personnage jouissait indubitablement des faveurs constantes de la fée Rosenbelverde. De la même façon, L’Épouvantail ne cesse d’accumuler des éléments pouvant permettre une lecture unilatéralement rationaliste de l’action : ainsi, tous les personnages qui reconnaissent dans les événements l’intervention merveilleuse de forces supérieures, sont suspectés de folie par le lecteur. Les déclarations du sculpteur Ambrosius sont appréhendées comme les délires d’un artiste (il perd son procès), les divagations de Ledebrinna comme celles d’un malade banal. Et finalement, seuls les soit-disants elfes se reconnaissent entre eux : selon Alfieri, c’est Puck qui se cache sous les traits du docteur personnel du prince. Aucun témoignage extérieur, id est issu de l’univers des hommes ou de celui du narrateur, ne vient corroborer ces assertions. Voilà de quoi alimenter la suspicion du lecteur : la représentation des elfes et de leur pouvoir n’est là que pour l’amuser et le faire rêver. Il en allait autrement du « conte » d’Hoffmann, où Balthasar est le témoin continu du pouvoir surnaturel de magiciens qu’il côtoie en chair et en os, et non via des visions dénuées de fondement. En somme, comme dans notre étude consacrée à la reprise du Sanctus dans Joies et Souffrances musicales, nous observons dans L’Épouvantail une présentation réaliste des faits à côté d’éléments merveilleux, et non pas des événements merveilleux inextricablement liés au monde des hommes ainsi qu’il en va chez Hoffmann. En ce sens, nous pouvons parler ici d’un jeu avec la tradition du conte romantique : dans L’Épouvantail, Tieck propose une nouvelle version plus réaliste du Petit Zacharie.

Notes
643.

Klein Zaches genannt Zinnober. Ein Märchen, vol. 3, p. 534 (1. Kapitel) : „Mit Recht konnte das Weib über den abscheulichen Wechselbalg klagen, den sie vor drittenhalb Jahren geboren. Das, was man auf den ersten Blick sehr gut für ein seltsam verknorpeltes Stückchen Holz hätte ansehen können, war nehmlich ein kaum zwei Spannen hoher, missgestalteter Junge, der vom Korbe, wo er quer über gelegen, herunter gekrochen, sich jetzt knurrend im Grase wälzte. Der Kopf stak dem Dinge tief zwischen den Schultern, die Stelle des Rückens vertrat ein kürbisähnlicher Auswuchs, und gleich unter der Brust hingen die haselgertdünnen Beinchen herab, dass der Junge aussah wie ein gespaltener Rettich. Vom Gesicht konnte ein stumpfes Auge nicht viel entdecken, schärfer hineinblickend wurde man aber wohl die lange spitze Nase, die aus schwarzen struppigen Haaren hervorstarrte, und ein Paar kleine schwarz funkelnde Äuglein gewahr...“ ; Der Zwerg Nase, p. 182 : „Seine Augen waren klein geworden wie die der Schweine, seine Nase war ungeheuer und hing über Mund und Kinn herunter, der Hals schien gänzlich weggenommen worden zu sein; denn sein Kopf stak tief in den Schultern, und nur mit den grössten Schmerzen konnte er ihn rechts und links bewegen. Sein Körper war noch so groß als vor sieben Jahren, da er zwölf Jahre alt war; aber wenn andere vom zwölften bis ins zwanzigste in die Höhe wachsen, so wuchs er in die Breite, der Rücken und die Brust waren weit ausgebogen und waren anzusehen wie ein kleiner, aber sehr dick angefüllter Sack. Dieser dicke Oberleib saß auf kleinen schwachen Beinchen, die dieser Last nich gewachsen schienen, aber um so grösser waren die Arme, die ihm am Leib herabhingen...“.

644.

Songeons au conte des frères Grimm : Der Froschkönig oder der eiserne Heinrich.

645.

Cf. Johann Klosse, 1923 ; Jens Tismar, 1983.

646.

pp. 647-648 : „Prosper Alpanus und Rosabelverde, beide sorgten dafür, dass die schönsten Wunder den Hochzeitstag verherrlichten. Überall tönten aus Büschen und Bäumen süsse Liebeslaute [...] Die Nacht war eingebrochen, da spannen sich feuerflammende Regenbogen über den ganzen Park, und man sah schimmernde Vögel und Insekten, die sich auf und ab schwangen, und wenn sie die Flügel schüttelten, stäubten Millionen Funken hervor, die in ewigem Wechsel allerlei holde Gestalten bildeten, welche in der Luft tanzten und gaukelten und im Gebüsch verschwanden...“.

647.

Notons, d’ailleurs, que le nom de la fée d’Hoffman n’est pas sans évoquer celui de la fée Rosenschmelz de Tieck, tout comme les noms à consonance latine qui abondent dans le conte de 1819 peuvent avoir été de quelque influence dans ceux d’Ambrosius, d’Ubique et de Pankrazius dans la nouvelle de 1835. Leurs scènes finales sont aussi très proches, avec le mariage de Linden en la présence des elfes chez Tieck, et celui de Balthasar aux côtés du magicien et de la fée chez Hoffmann.

648.

C’est bien lui, et non Linden, qui épouse Amalie dans un décor elfique.