III-3.3. Conclusion partielle

Après avoir étudié l’importance du conte populaire et de la comédie dans L’Épouvantail, ainsi que le rôle inspirateur de plusieurs textes, dont notamment la comédie féérique du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, et le conte d’artiste d’E.T.A. Hoffmann, Le Petit Zacharie, nous souhaitons proposer quelques pistes de réflexion sur le sens qu’il faut attribuer à ce phénomène.

Plusieurs critiques renvoient à une polémique contemporaine de Tieck, celle qui l’opposait à un cercle poétique majeur de Dresde, le « Dresdner Liederkreis ». Sous les traits de Ledebrinna et d’Ubique, l’on pourrait ainsi voir Karl Theodor Winkler et Karl August Böttiger. En fait, à son arrivée à Dresde, Tieck avait lié connaissance avec ce cercle littéraire généralement qualifié de romantique épigonal. Mais à partir de 1825, lors de la nomination de Tieck au poste de dramaturge au théâtre de Dresde, leurs relations s’envenimèrent. En effet, Winkler avait nourri des espoirs quant à l’obtention de cette charge. De plus, les soirées de lecture organisées par Tieck commencèrent à porter ombrage à celles du « Liederkreis ». Enfin, ces événements ravivèrent d’anciennes tensions : étudiant, Tieck avait croisé le fer avec Böttiger lors d’un duel. Outre Winkler et Böttiger, on trouvait des personnalités assez proches de ceux que l’on observe dans la nouvelle de 1835 : ainsi un ministre, un ambassadeur, quelques femmes, etc… en bref, des auteurs de second, voire troisième rang, aujourd’hui complètement inconnus. Excédé par les critiques de plus en plus acerbes de ce cercle à son endroit, Tieck se serait lancé dans la rédaction de L’Épouvantail. 649 Et certes, plusieurs témoignages font état du succès de cette nouvelle précisément en vertu du goût des lecteurs à associer aux personnages fictifs leurs modèles réels, et à ainsi se délecter de la satire de Tieck.

Néanmoins, Tieck lui-même, dans le prologue de sa nouvelle, refuse de déterminer l’époque et le lieu dans lesquels se joue l’action de son œuvre.

Certes, le ton est ironique, mais ne doit-on également aller au-delà de la polémique restreinte aux années 1830 de Dresde et entrevoir une lecture plus universelle de cette œuvre ? Le recours de Tieck à des mythes ancestraux dans sa nouvelle nous enjoint justement à évoquer une perspective plus générale.

Dans nos précédentes réflexions, nous avons, d’une part, souligné l’intégration personnelle et la pratique raisonnée des mythes dans cette nouvelle par le biais d’affinités à la comédie et au conte, et d’autre part, nous avons mis en lumière une dichotomie fondamentale opposant mondes merveilleux et humain dans notre rapprochement de la nouvelle à Shakespeare, puis à E.T.A. Hoffmann. Or, cette dichotomie fondamentale s’exprime aussi à travers les mythes dans L’Épouvantail : nous y discernons, en effet, un antagonisme profond entre le mythe de Pygmalion et celui d’Endymion. 651 Nous laissons de côté le mythe de Thésée, trop annexe, ce nous semble, au regard de l’ensemble de l’œuvre : Thésée est plus une évocation de l’un des auteurs préférés de Tieck, qu’une adaptation absolument nécessaire dans la trame de l’œuvre. Les mythes de Pygmalion et d’Endymion restent, au contraire, omniprésents : le premier s’épanouit dans le monde des mortels, le second dans le royaume des elfes. Le monde mortel est un univers de lumière qui voit apparaître la suprématie d’un « Apollon », et le monde elfique, lui, un « songe d’une nuit d’été », un rêve lunaire bercé par le sommeil d’Endymion et la veille d’une déesse nocturne, Diane. Le premier est celui de la ratio qui envahit inexorablement la réalité des hommes, le second, celui du merveilleux qui s’en éloigne toujours davantage. 652 À la fin de la nouvelle, Ophelia doit ainsi quitter définitivement le monde shakespearien pour son mari : Ledebrinna déteste Roméo et Juliette et préfère vanter les vertus des « petits pois » plutôt que chanter la beauté des roses goethéennes. Le narrateur déclare laconiquement qu’elle abandonne son prénom, doit cesser de lire Schiller, et que ses enfants deviennent le portrait de leur père. La disparition symbolique d’Ophelia du monde des humains évoque la fin du rêgne de la Poésie dans la réalité allemande du XIXe siècle et l’avènement du rêgne de la Prose. La mort de Goethe en 1832, quelques années avant la naissance de L’Épouvantail, avait d’ailleurs été interprétée par ses contemporains comme celle de l’Art (au sens de « das Ende der Kunstperiode » ainsi que nous l’avons vu plus haut dans le cadre de nos réflexions sur l’époque de Tieck). Tieck l’évoque dans sa nouvelle : il nous présente cette agonie de l’Art avec légèreté, certes, mais aussi avec une certaine désillusion. Le parallèle récurrent entre Ledebrinna et Apollon n’est, en effet, guère flatteur si l’on se souvient de l’œuvre de jeunesse de Tieck, notamment du Monde à l'envers, où Hanswurst usurpait le trône d’Apollon sur la scène théâtrale : notre Ledebrinna est bien un Hanswurst qui se prend pour Apollon et veut imposer à tous sa conception prosaïque de la Poésie. 653 De plus, si Endymion a été traité d’une manière satirique dans un écrit de Wieland, Diane et Endymion, un fragment du même auteur allait dans le sens contraire, dans celui d’une revalorisation de cette figure mythique : dans ses Pensées auprès d'un Endymion endormi, Wieland s’oppose à la conception cicéronnienne de l’homme comme n’étant homme que dans l’action. 654 Le rêve y est chanté... tout comme dans le long et beau poème de Keats, célèbre dès sa parution en 1818, qui s’intitule Endymion et opère un rapprochement très net entre la « Lune » et la « Poésie passionnée ». Songeons à son prologue :

Dans L’Épouvantail, Tieck évoque en 1835, à regret, la fin tant du romantisme que du classicisme, et la naissance du réalisme. Mais fidèle à son génie qui oscille entre désespoir mélancolique et joyeuse sociabilité, il affuble le visage agonisant de la littérature de masques tour à tour comiques et féériques empruntés au mythe, d’atours subtilisés au royaume éternel de Shakespeare et d’E.T.A. Hoffmann.

Notes
649.

Cette opposition de Tieck à ce cercle dura jusqu’à la fin de ses jours : ainsi en 1842, Tieck regrette amèrement, dans une lettre adressée à Lüttichau, la nomination de Winkler au poste de sous-directeur du théâtre de Dresde.

651.

Arno Schmidt (1914-1979), qui reprend le canevas de Die Vogelscheuche dans Die Schule der Atheisten. Novelle-Comödie in 6 Aufzügen (1969-1971) présente une dichotomie analogue, opposant les mondes américains et chinois.

652.

Il est possible d’associer ce monde de la rationalité au mouvement Jeune-Allemagne comme nous l’avons suggéré lors de nos rapprochements avec un roman de Karl Gutzkow.

653.

Die verkehrte Welt (1798). L’article d’Achim Hölter (1997) au sujet de la figure d’Apollon chez Tieck est très éclairant à ce sujet.

654.

Diana und Endymion. Eine scherzhafte Erzählung(1762), Gedanken bei einem schlafenden Endymion (1773).