Conclusion

Il ressort de cette étude à quel point les nouvelles de la maturité de Tieck méritent un regard plus attentif. Notre travail a, en effet, montré la constance esthétique avec laquelle Tieck les rédige. Ces nouvelles ne sont pas seulement le fruit de la nécessité matérielle de leur auteur, ainsi qu’il leur a été souvent reproché. Elles mettent en œuvre, avec minutie et rigueur, un véritable dialogue avec la littérature, en s’inspirant d’une façon créatrice et personnelle d’une multitude de genres littéraires. Nos analyses de nombreuses nouvelles, tout comme notre étude de leurs rapports aux théories et contextes esthétiques de l’époque, et de leurs liens fondamentaux avec le cheminement intellectuel personnel de Tieck, ont bien montré à quel point les œuvres de la maturité répondent à des interrogations essentielles de l’auteur et de son temps.

Cette pratique de la littérature mérite le nom de jeu en ce qu’elle s’élabore sans cesse à partir des deux aspects fondamentaux et complémentaires de ce dernier concept : le respect de règles données et l’exploitation personnelle de ces dernières par l’écrivain joueur. Nous avons, en effet, souligné à maintes reprises l’aisance avec laquelle Tieck reprenait des dynamiques et des types de personnages issus de genres déterminés, qu’ils soient d’ordre architextuel ou intertextuel, et simultanément la distanciation qu’il opérait envers ceux-ci à des fins précises. Soit désir de faire partager son goût pour des œuvres parfois oubliées de la littérature, soit volonté de s’exprimer sur une polémique de son époque, ses nouvelles recourent à une myriade d’autres formes littéraires pour prendre corps.

Certes, ce jeu avec les genres littéraires dans les nouvelles de Tieck n’est pas toujours sensible au premier regard. S’il est relativement évident dans le cas de certaines nouvelles qui surprennent immédiatement par leur forme originale, comme dans La Cloche d’Aragon ou L’Épouvantail, ou dans celui de nouvelles dont l’extraordinaire longueur étonne, comme dans Le Jeune menuisier ou Le Soulèvement des Cévennes, d’autres nouvelles présentent un jeu moins ostentatoire avec les genres. Certes, Tieck donne souvent dans ses titres un indice au lecteur, comme nous l’avons montré lors de notre étude de Joies et Souffrances musicales ou du Jeune menuisier. Néanmoins, de nombreuses nouvelles manifestent des affinités beaucoup plus dissimulées avec une multitude de genres, ainsi dans le cas de La Fête de Kenelworth, du Sabbat des sorcières ou des Choses superflues de la vie. Dans ces dernières, Tieck déploie quelques éléments ou aspects précis de certains genres, et le lecteur doit alors se livrer à un véritable travail d’investigation pour appréhender dans leur juste mesure la qualité des textes. Si le jeu du nouvelliste témoigne d’une finesse grandissante, il requiert un lecteur érudit. En effet, le lecteur idéal doit réunir en lui des connaissances dignes de philologue et un esprit d’analyse que n’entrave nulle idéologie partisane. Nous avons souligné la tendance récurrente des nouvelles de Tieck à combiner plusieurs genres, ainsi dans le cas de L’Homme mystérieux, de Les Fiançailles, et surtout dans celui de L’Homme-poisson. Si Tieck donne des indices de son jeu avec les genres à travers des indications du narrateur omniscient ou des commentaires de ses personnages, le lecteur ne doit pas moins faire preuve d’un esprit attentif et alerte. De sa clairvoyance envers cette pratique littéraire dépend sa juste interprétation du sens des nouvelles. Rappelons-nous le contre-sens que commirent nombre de contemporains de Tieck en lisant Vittoria Accorombona comme une nouvelle proche de la Jeune-Allemagne, au lieu de l’appréhender davantage comme un roman historique, et ainsi comme une tentative plus universelle de penser l’histoire. De la même façon, que penser de Solitude de la Forêt si l’on ignore l’existence du poème de jeunesse du même nom et toute l’œuvre romantique de Tieck ? On n’y verrait alors qu’une bagatelle un rien divertissante et occulterait complètement une dimension centrale de cette œuvre, en l’occurrence, celle de son statut de testament littéraire ainsi que nous l’avons mis en lumière. De ce travail d’investigation littéraire ne dépend pas seulement l’herméneutique des nouvelles de Tieck, le plaisir du lecteur est également en jeu. Que dire, en effet, du Quinze novembre, par exemple, si l’on n’a pas entrevu le lien parodique qui l’unit à une pièce de théâtre du début du XIXe siècle ? Sans son interprétation intertextuelle, il faut bien avouer qu’elle perdrait quasiment toute sa saveur aujourd’hui. Le jeu de Tieck nouvelliste avec les genres est un art du mystère et du travestissement auquel peu de néophytes peuvent avoir accès. Et ce qu’écrit Gaëtan Picon de la « beauté d’une œuvre » pourrait très bien être dit à propos du jeu avec les genres dans les nouvelles de Tieck :

Au-delà de cette richesse générique des nouvelles de Tieck, force nous est néanmoins de reconnaître la valeur inégale de ces œuvres. En effet, le jeu de Tieck avec les genres n’est pas toujours en mesure de transmuter la matière vile en une matière noble. Si nous nous sommes penchée sur de nombreuses nouvelles dont on peut véritablement regretter l’oubli dans lequel la postérité les a plongées, comme Vittoria Accorombona ou L’Épouvantail, d’autres ne sont intéressantes qu’en guise de témoignages, parmi d’autres, d’une époque littéraire révolue. Parmi les trente-neuf nouvelles de la maturité, beaucoup ne manifestent pas, il est vrai, la valeur esthétique authentique qui fait les grandes œuvres de la littérature. Il est fort probable que Tieck, prompt à s’exprimer avec talent dans diverses formes littéraires, ait été aveuglé par cette pratique récurrente au point d’en oublier ses nouvelles abouties. Il est également vraisemblable qu’il ait eu conscience de leur qualité très variable. Souvenons-nous, en effet, du rapprochement que nous avions opéré entre Tieck et l’un de ses personnages fictifs, le jeune écrivain Leopold dans Solitude de la Forêt. Les écrits de Leopold frappent par leur extraordinaire hétérogénéité, faisant se succéder pensées sur le Divin et réflexions primaires. Leur lecteur se déclare « effrayé de trouver réunies en un même homme autant d’absurdités que de raison, autant de folie que de sagesse ». 657 Cette hétérogénéité n’est pas sans évoquer celle de Ludwig Tieck lui-même, écrivain qualifié par certains critiques de « roi du romantisme », et par d’autres d’ « écrivailleur expert en littérature d’agrément » 658 . Peut-être Tieck fait-il preuve à travers le personnage de Leopold d’une certaine lucidité à son propre égard. Sans doute pressent-il, en 1841, l’engouement durable du public pour son œuvre de jeunesse au détriment de son œuvre de la maturité. Mais peut-être aussi nous invite-t-il à porter un regard plus nuancé sur ses nouvelles rédigées à partir de 1822, à ne pas livrer de jugement péremptoire sur celles-ci, qu’il soit de nature laudative ou réprobatrice.

Souhaitons, quoi qu’il en soit, que notre travail soit un prolongement fructueux du mouvement de la recherche sur Tieck qui se manifeste outre-Rhin depuis le début des années 1980, qu’il incite les germanistes français du XXIe siècle à véritablement redécouvrir certaines de ses œuvres qui méritent, elles, une bien plus grande considération que celle dont elles ont joui jusqu’ici, et qu’il invite le lecteur à arpenter leurs pages « comme un pays que nous n’aurons jamais fini d’explorer ».

Notes
657.

p. 528 : „Man kann wohl sagen, dass Linden erschrak, so viele Unsinn und Vernunft, Thorheit und Weisheit in einem und demselben Menschen gepaart zu finden.“.

658.

Friedrich Gundolf, Ludwig Tieck (1929), p. 191 : „Unterhaltungsschriftsteller hohen Niveaus“.