Dans la cadre de ces réflexions sur l’affinité fondamentale de la dynamique des nouvelles de Tieck avec celle du conte, nous souhaitons souligner aussi l’importance du « hasard heureux » dans cette progression narrative, cette « ironie du sort » « qui régit le déroulement du conte », ainsi que le souligne Lüthi(1975, p. 146).
À noter que ces « hasards » sont sans cesse commentés dans les nouvelles de Tieck, soit par le narrateur, soit par un ou plusieurs des personnages. Ce commentaire auctorial, élément métatextuel et discursif, est fondamentalement étranger à la naïveté apparente du conte : ce phénomène nous invite, comme dans le cas des Peintures, à interpréter ces nouvelles comme des parodies de l’architexte conte populaire.
1.Die Reisenden / Les Voyageurs : le médecin, ami de l’oncle du héros, qui recherche quant à lui le jeune comte Birken, lui-aussi disparu subitemment, retrouve les traces de ce dernier qui le mènent jusqu'à l’asile... où le héros se trouve enfermé sous le nom de Birken. Après ses tentatives de fuite avortées et une prise de conscience de ses erreurs passées, le héros est donc délivré certes, mais inopinément par un personnage auxiliaire, lequel se trouve de plus en compagnie de sa bien-aimée.662
2.Die Verlobung / Les Fiançailles : précisément le jour de ses fiançailles, source de crainte pour l’héroïne qui n’apprécie guère le fiancé qui lui déchoit, celle-ci rencontre le héros de sa vie, le comte Brandenstein qui l’arrache sans attendre aux mains avides du fiancé initialement prévu.663 La mère de l’héroïne est prise en quelque sorte à son propre piège en épousant le baron indésiré.
3.Musikalische Leiden und Freuden / Souffrances et Joies musicales : alors que l’évolution de l’action semble acheminer ses protagonistes sur la voie du désespoir -l’excentrique auxiliaire italien du héros s’apprête à mettre fin à ses jours, tandis que le comte ou héros juge sa vie dénuée de sens -, la tentative de suicide de l’italien leur permet finalement de retrouver l’héroïne.
4.Pietro von Abano. Eine Zaubergeschichte / Pietro d’Abano ou Petrus Apone. Histoire d’ensorcellement : l’« ironie du sort » permet plusieurs fois au héros Antonio de surmonter son désespoir momentané en découvrant par hasard une figure qui lui insuffle à nouveau de l’espoir. Au début, lorsque, souffrant de la mort de sa bien-aimée Crescentia, il rencontre dans la forêt le double de celle-ci ; ensuite, lorsqu’il perd la trace de ce double, il se présente comme élève chez Pietro d’Abano et y découvre à nouveau par le plus beau des hasards le spectre de Crescentia ; enfin, lorsqu’il met la main sur la vieille sorcière à Rome qui le mène définitivement à la jumelle de Crescentia, sa future épouse.
5.Der fünfzehnte November / Le Quinze novembre : la folie de Fritzwilhelm, qui trouve notamment son expression dans la construction d’un navire dans la propriété de ses parents, se révèle cependant lors des inondations comme l’unique salut de sa famille... nouvelle « ironie du sort » !... qui intervient, de plus, le jour de son anniversaire, jour qui avait vu bien des années auparavant sa folie se déclarer... De plus, l’esprit de Fritzwilhelm est simultanément guéri.
6.Das Fest zu Kenelworth. Prolog zum Dichterleben / La Fête de Kenelworth. Prologue à La Vie de Poète : William rencontre par hasard dans la forêt de Kenelworth le poète-acteur Gascoigne qui fera sa gloire d’un jour en l’enrôlant in extremis - son jeune interprète prévu est malade - pour réciter devant la reine l’un de ses poèmes.
7.Der Alte vom Berge / Le Vieillard de la montagne : le rival officiel du héros Eduard s’avère être le célèbre voleur qui sévit chez le tuteur de l’héroïne. En le découvrant, ce dernier renonce à la première promesse de mariage.
8.Das Zauberschloss / Le Château hanté : l’« ironie du sort » semble ici comme personnifiée par les chevaux qu’achète le père de Luise à l’occasion de ses fiançailles avec un rival du héros. Sans le savoir, il vient d’acquérir les montures du héros, elles-mêmes cédées à l’insu du héros par son propre père, ces montures qui emportent Luise loin de ses parents hostiles à une union avec Karl, et la déposent précisément aux pieds de ce dernier qui l’épouse sans plus tarder.664
9.Die Wundersüchtigen / Sujets au Surnaturel : dans un moment d’ivresse, l’un des imposteurs se dévoile lui-même comme tel devant le futur époux de l’héroïne. Ce dernier, enfin guéri de sa soif de surnaturel, rejoint l’héroïne et s’unit à elle.
10.Der wiederkehrende griechische Kaiser / Le Retour de l’Empereur grec : le roi de France confond l’imposteur qui se prétendait comte de Flandres, Balduin, père de l’héroïne, mais ne remet pas pour autant la direction des Flandres au comte Hugo qui espérait contraindre l’héroïne à l’épouser. En effet, il révèle simultanément, contre toute attente, les origines nobles du héros Ferdinand qui peut enfin prétendre à la main de l’héroïne.
11.Der Jahrmarkt / La Foire : le responsable de la police joue à plusieurs reprises le rôle d’un deus ex machina qui extirpe les héros et leur famille de délicates et désagréables situations. C’est en quelque sorte l’agent du « hasard heureux » dans cette nouvelle.665
12.Der Mondsüchtige / L’Adorateur de la Lune : le héros parvient à s’échapper le jour même des fiançailles de sa bien-aimée avec son rival, et par un « heureux hasard », il tombe précisément sur le château qui accueille cette cérémonie, sans encore savoir ce qui risque de s’y passer.
13.Eine Sommerreise / Un Voyage estival : les deux amants prennent d’autant mieux la fuite que le héros voyage en compagnie de leur poursuivant, qui certes n’en sait, lui, absolument rien. Ils s’épousent en secret avant de le révéler à ce dernier, sorte de poursuivant finalement poursuivi.
14.Tod des Dichters / La Mort du Poète : le jour de sa mort, Camoens retrouve, grâce à un tiers ignorant tout de son passé commun avec Catharina, sa bien-aimée.666
15.Das alte Buch und die Reise in's Blaue hinein. Eine Märchen-Novelle / Le vieux Livre et le Voyage dans le Bleu. Nouvelle-conte : la rencontre d’Athelstan et de la reine des fées est placée sous le signe de l’imprévu, apparaissant subitement et fortuitement lors de pérégrinations alpestres du héros.
16. Der Wassermensch / L’Homme-Poisson : la révélation du vrai héros a lieu à la faveur du programme musical de la petite société. En effet, la discussion consécutive à l’interprétation du « Plongeur » de Schiller amène le faux héros Florheim à se trahir.
17.Weihnachts-Abend / Veillée de Noël : les retrouvailles du fils perdu et de sa mère, clef de l’happy end de la narration, sont, comme dans L’Epreuve des Aïeux, le fruit de paroles fortuites lancées dans la rue!667
18.Der junge Tischlermeister / Le jeune Menuisier : les retrouvailles de Leonhard et Kunigunde, séparés depuis plus de dix ans, sont évoquées par des termes soulignant leur caractère « subit » et « merveilleux »,668 retrouvailles décisives pour le retour définitif du héros auprès de sa jeune épouse.
19.Wunderlichkeiten / Des Choses étranges : les tableaux de la mère de l’héroïne, source de sa vanité, sont finalement expertisés et déclarés faux.... « Ironie du sort » qui aide beaucoup à lever l’interdiction de mariage qui pèse sur les deux héros.
20.Die Klausenburg. Eine Gespentergeschichte / Le Château du Klausenburg. Une histoire de fantômes : la découverte inespérée de documents de grande valeur par le héros dans les ruines du château de ses ancêtres symbolise cet « heureux hasard ». Nous pouvons également y déceler la présence d’une « ironie négative », puisque la vaniteuse Sidonie, rivale de l’héroïne, enjoint précisément le héros à une telle visite nocturne, sans se douter qu’elle aide ainsi au rapprochement des héros.
21.Des Lebens Überfluß / Les Choses superflues de la Vie : l’arrivée, inattendue et à point nommé, de l’ami Andreas tel un deus ax machina chez le jeune couple en détresse, arrivée qui résout tous les conflits et apporte une réconciliation générale, est synonyme d’« heureux hasard ».
22.Liebeswerben / Le Soupirant : les retrouvailles fortuites de Wallross et de la jolie inconnue mettent fin à la duperie. Quant à « l’ironie négative », elle est sensible dans l’issue du destin des deux coquins épris d’indépendance, dans leur mariage.
23.Der Schutzgeist / L’Ange gardien : la rencontre imprévue de la comtesse et de son fils en pleine nuit, au beau milieu de la forêt, relève assurément d’un « hasard » extraordinaire et particulièrement « heureux », puisqu’elle sauve ainsi la vie de son fils.
24.Die Glocke von Aragon/ La Cloche d’Aragon : se reporter à L’Homme-poisson.
25.Waldeinsamkeit / Solitude de la Forêt : l’entrée inattendue d’Eduard dans le château où doit avoir lieu l’engagement de sa belle et de son rival relève d’une féérique « ironie du sort », brisant à jamais les plans du sournois rival.
À l’évidence, il ne saurait être question, dans nos deux nouvelles présentant des analogies avec des « contes tragiques », de cet « heureux hasard ». Mais ne pourrions-nous pas a contrario parler de « hasard malheureux » qui achemine inéluctablement nos héros vers leur perte ?
26.Der Hexensabbath / Le Sabbat des Sorcières : contrairement à la Catharina de La Mort du Poète qui se retire du monde et échappe ainsi à ses « malheureux hasards », la séduisante bourgeoise mondaine Catharina Denisel s’attire les faveurs, puis les foudres d’un personnage puissant, le doyen Marck... dans les mains duquel le sombre passé de l’héroïne refait surface, par un « malheureux » concours de circonstances - découverte des lettres d’un ermite mort sur le bûcher -, et la mène à sa perte. Il semble en aller de même pour la vieille Gertrude - mère de Catharina, au passé certes aussi problématique que celui de sa fille - que seules les lubies d’une chèvre mènent finalement au bûcher.
27.Eigensinn und Laune / Caprices et Lubies : la destinée de l’héroïne paraît accumuler des coïncidences inattendues, aux issues malheureuses. Même alors que l’héroïne semble bénéficier d’une seconde chance dans sa vie - mariée, ses premiers faux-pas et caprices de jeunesse paraissent loin - un « hasard malheureux » la fait rencontrer ce cocher dont elle s’était une première fois cru passionément amoureuse. Une seconde fois, elle cède à ses propres lubies,669 se donne à lui, lequel la quitte bientôt... elle devient gérante d’un bordel, début et fin de sa décadence... et d’une façon symbolique, peu de temps avant sa mort, l’héroïne est à nouveau amenée inopinément à revoir ce cocher, scène de reconnaissance qu’elle qualifie de « persécution du destin »).670
Nous voyons donc que nous pouvons observer l’antagoniste du « heureux hasard » dévolu traditionnellement au conte, id est ce « hasard » à l’issue malheureuse, dans ces nouvelles proches de « contes tragiques ».
p. 257 : „Wolfsberg [...] [erkannte] ganz sein Innres [...] und [sah] alle seine Torheiten und die Verderbnis seines Lebens ein [...]. In demütiger Unterwerfung ergab er sich seinem Schicksal...“; p. 272 : „Wolfsberg trat herein ; der Arzt ging ihm entgegen, aber beide fuhren in demselben Augenblicke vor einander zurück. ‘Sie, Herr von Wolfsberg hier ? unter diesem Namen ? Und so verwandelt ? so abgefallen ?’ So drückte mit wiederholten Ausrufungen der Arzt sein Erstaunen aus.“.
p. 159 : „‘Wenn nicht heut’, fuhr jene (die Heldin) im melodischen Tone fort, ‘heut an diesem Tage, an dem ich geboren ward und an welchem ich auch wieder zu leben anfing, ein Mann erschienen wäre [...], der mein ganzes Herz umgewendet, ja neu geschaffen hat, und dessen blosser Anblick, wenn er auch nicht gesprochen hätte, es mir unmöglich macht, den Baron [...] zu heiraten.’. ‘Wunderbar !’ rief die Frau von Halden. ‘Nenn’es so’, sagte das Mädchen, ‘es ist auch so, ach, und doch wieder so natürlich, so notwendig.’“.
p. 567 : „Carl war finster [...] ‚mein Sinnen ist zu Ende ; wenn kein Zufall, kein Glück vom Himmel fällt, so kommt aller Rat zu spät.’“; p. 285-286 : „Umständlich wurde das sonderbare Abenteuer erzählt, die glückliche Wendung des unglücklichen Zufalls. Alle wollten gerührt und erhaben eine wunderbare Lenkung des Schicksals erkennen...“.
Arnim Gebhardt, 1997, p. 259 : „Die zuweilen groteske Anhäufung von Fatalismen und Übertölpelungen der studierten Einfaltspinsel und Dorfpomeranzen aus Wandelheim erzwingt dann freilich ein fortgesetztes Eingreifen des Polizeipräsidenten der Residenz, der in die Funktion eines auf Abruf bereiten deus ex machina hineingeschoben wird und schon deshalb eine Serie von Wendepunkten produziert.“.
p. 504 : „Wenn man Wunder erlebt, sagte der Marques, [...] so ziemt es sich auch, sie würdig und im Glauben aufzunehmen. Luis Camoens, grosser, unglücklicher Mann, erkenne Deine Freundin, Deine Gattin, Catharina de Otaz da in diesem edlen Bilde wieder [...]. Die beiden so lange Getrennten blickten sich an, umarmten sich und waren im seligen Entzücken, im wehmütigen, überirdischen Schreck todtenbleich geworden.“.
p. 184 : „So forschend, unglücklich und ungewiss höre ich (so der Sohn an seine Mutter) endlich einen Streit heut Abend hier vor Ihrer Hausthür. Ihr Name wird genannt, und von einer alten Frau Gerstner erfahre ich endlich mit ziemlicher Gewissheit, dass Sie hier, und in welchem Elend Sie leben. Mir war, als wenn die Alte auf eine Frau wies, die im Gefolge eines Kindes und einer Magd aus der Thür trat. Ich [...] eilte Ihnen nach...“.
p. 419 : “... Alles war wie damals, nichts verändert ; aber die Menschen waren fort, es war wie ein Todtenhaus. [...] Plötzlich sah er auf, und eine grosse, edle Gestalt trat durch die Thür [...]. Mein Gott ! rief Leonhard, ist es möglich ! Kunigunde ! Leonhard, mein Leonhard ! rief sie mit dem freudigsten Ton, und beide stürzten einander in die Arme [...] beide sahen sich verwundernd [...] an.“
p. 345 : l’héroïne parle alors de « conte absurde » (au sens de « albernes Märchen, eigentlich ohne Inhalt » !).
p. 376 : „O Himmel [...] wir hätten draussen im Walde bleiben sollen, denn ich sehe, das Schicksal verfolgt uns.“.