I.2. L’ethnographie de la communication

L’ethnographie de la communication se développe dans le cadre de l’ethnographie qui a ses sources dans l’anthropologie américaine. Elle est apparue officiellement dans la publication de The Ethnography of Speaking de Hymes en 1962. Hymes y fait appel à une ethnographie qui se préoccupe davantage d’aspects de la communication négligés jusqu’alors par l’anthropologie et par la linguistique traditionnelles ; il revendique une

‘synthesizing discipline which focuses on the patterning of communicative behavior as it constitutes one of the systems of culture, as it functions within the holistic context of culture, and as it relates to patterns in other component systems.(cf. Saville-Troike 1989 : 1)’

Hymes introduit le concept de la compétence communicative 13 dans lequel la langue est considérée comme une composante de communautés socioculturelles, comme un instrument de communication qui n’est pas abstrait de son développement et de son utilisation. La compétence communicative va au-delà de la connaissance du code linguistique ; elle inclut le savoir social et culturel :

‘[...] pour parler il faut aussi savoir utiliser la langue de manière appropriée dans une grande variété de situations. [...] Cette compétence communicative est très largement implicite, elle s’acquiert à travers les interactions. Elle inclut des règles portant sur des aspects variés : savoir gérer les tours de parole, savoir de quoi parler dans telle situation, savoir synchroniser ses mimiques avec ses propres paroles et celles du coénonciateur, savoir ménager les faces d’autrui..., en clair maîtriser les comportements requis par les divers genres de discours... Cette compétence se modifie constamment, en fonction des expériences de chacun. (Maingueneau 1996 : 19)’

Les besoins communicatifs d’une société ou d’une communauté ont une influence directe sur le comportement langagier, il existe des liens entre la structure de la communication et la structure sociale ainsi qu’entre structure et fonction communicatives 14 . Le but de l’ethnographie de la communication est de découvrir ces structures, c’est-à-dire de décrire le savoir commun de base, les règles communicatives, les rituels qui permettent aux interlocuteurs de communiquer de façon adéquate dans leur communauté ou dans leur groupe, et dans une certaine situation. Ces règles communicatives ou conventions peuvent s’appliquer à des groupes très restreints et changer de petit groupe à petit groupe : « [...] participation in different small group structures gives rise to different discourse conventions even where individuals are reared in the same or similar family environments » (Gumperz/Hymes 1972 : 7). D’où l’importance décisive qui est accordée au contexte dans lequel se déroule l’interaction, contexte physique et socioculturel (cadre 15 et site). L’ethnographie nous permet ainsi de « mieux identifier le tissu organisationnel au sein duquel prennent sens les ‘méthodes’ [...] déployées par les membres d’un groupe pour mener à bien leurs tâches, pour prendre des décisions, ou pour accomplir leur travail » (Mondada 2001 : 5).

Autour de Hymes se groupent des chercheurs comme Gumperz, le co-fondateur de l’ethnographie de la communication.

Gumperz affirme que signification, structure et emploi du langage sont socialement et culturellement relatifs ; il étudie la manière dont des structures linguistiques sont utilisées par différents groupes sociaux qui interagissent, et comment elles deviennent des répertoires spécifiques. Ses réflexions sur le rapport groupe social – structure du langage – emploi se retrouvent dans sa définition de speech community, conçue comme : « any human aggregate characterized by regular and frequent interaction by means of a shared body of verbal signs and set off from similar aggregates by significant differences in language usage » (Gumperz 1971 : 114) 16 . L’interaction entre groupes n’est pas son seul centre d’intérêt 17  ; mais c’est surtout son concept des indices de contextualisation qui nous intéresse, définis comme des « clusters » de signes indéxicaux qui donnent son cadre interprétatif à l’énoncé : « signalling mechanisms such as intonation, speech rhythm, and choice among lexical, phonetic, and syntactic options [...] said to affect the expressive quality of a message but not its basic meaning » (Gumperz/Cook-Gumperz 1982 : 16). Ces indices (verbaux et non-verbaux) relient ce qui est dit au savoir contextuel (qui est donc aussi un savoir culturel partagé) des interlocuteurs ; de la même façon qu’ils sont utilisés comme « cues » par les participants pour interpréter le message, ils rendent aussi possible l’interprétation de l’énoncé pour l’analyse. La conséquence méthodologique en est que l’on peut voir, en étudiant la réaction à un énoncé, si les conventions interprétatives sont plus ou moins partagées par les interlocuteurs.

Notes
13.

A distinguer de la compétence linguistique de Chomsky qui désigne la compétence à produire et à interpréter des énoncés grammaticalement corrects sans égard au contexte. Pour une description de ce qui différencie les deux concepts, cf. Kerbrat-Orecchioni 1995 : 29-37.

14.

Cf. Hymes (1974 : 5) : « [...] a science that would approach language neither as abstracted form nor as an abstract correlate of community, but as situated in the flux and pattern of communicative events. It would study communicative form and function in integral relation to each other ».

15.

Le cadre, ou « savoir d’arrière-plan partagé » nous donne les éléments nécessaires pour « saisir ce qui n’a pas été verbalisé, et replacer ce qui est entendu ou vu dans un univers connu et connaissable » (Gumperz 1987 : 123).

16.

Ceci, comme on le trouvera développé plus loin dans Gumperz/Hymes (1972), ne veut pas dire que le comportement langagier dans un groupe est tout à fait homogène, mais que les interprétations de celui-ci sont concordantes.

17.

Il s’intéresse aussi au parler individuel, et particulièrement aux différentes formes du « code-switching » (cf. l’article classique de Blom/Gumperz 1972).