I.3. L’ethnométhodologie

L’ethnométhodologie, appelée par Harvey Sacks « sociology of nothing happened today » (cité par Auer 1999 : 129), est très proche de l’ethnographie de la communication 18 . Il s’agit également d’un courant sociologique d’origine nord-américaine, qui a pour objectif de découvrir les mécanismes, les régularités de la constitution de la réalité sociale dans l’interaction au quotidien. Elle

‘fait l’hypothèse que ce que nous percevons et traitons dans le quotidien comme des réalités sociales préalables, comme des états de fait objectifs, comme des réalités existant indépendamment de notre participation, résulte en réalité de notre propre production, de nos actions et de nos perceptions. Ce n’est que dans nos actes que se réalise la réalité sociale, que s’établit l’objectivité des événements perçus comme « objectifs », et la factualité de ce qui passe pour être « factuel ». Puisque tous les membres de la société participent à ce processus de production de la réalité, il doit présenter des structures formelles que l’on peut isoler et saisir en tant que telles. (Bergmann 1994a : 179-180)’

Elle renoue avec la conception de l’» Alltagswissen » 19 développée par Alfred Schütz, et l’interactionnisme symbolique de George Herbert Mead 20 . Ce qui est particulièrement intéressant ici est le concept du monde social (Anselm Strauss) qui signifie que dès qu'un groupe de personnes se réunit et coopère autour de problèmes sociaux, un réseau se crée sur la base des activités qui en résultent. Dans ce réseau se développent des modes spécifiques de pensée, qui mènent à des comportements spécifiques, verbaux et non verbaux. L’ethnométhodologie

‘prend pour objet les implicites sociaux de toutes sortes, ce que l’on tient pour acquis. [...] Elle étudie particulièrement les méthodes (d’où le terme ethnométhodologie), les procédures que mobilisent les acteurs sociaux pour gérer leurs problèmes de communication dans la vie quotidienne. (Maingueneau 1996 : 38)’

C’est Harold Garfinkel qui crée ce courant en réponse aux méthodes quantitatives caractéristiques de la sociologie américaine jusque dans les années 50 : « Distinctive emphasis on the production and accountability of order in and as ordinary activities identify ethnomethodological studies and set them in contrast to classic studies as an incommensureably alternate sociology » (Garfinkel 1990 : 78). Dans ses Studies in Ethnomethodology (1967), il souligne que la recherche sociologique devrait davantage étudier les méthodes que les membres d’une société utilisent pour interpréter leur propre monde social et pour être capables d’interagir à l’intérieur de celui-ci : chaque individu est en fait occupé sans cesse à se définir comme membre légitime de sa société 21 , à travers ses comportements qu’il base sur les normes de cette société – normes construites et reconstruites ainsi de façon interactive. Les termes clefs 22 ici sont l’indexicalité et la réflexivité, termes « empruntés » à la linguistique classique.

L’indexicalité 23 est un phénomène que nous rencontrons dans notre vie quotidienne ; il s’agit du fait que nous devons sans cesse interpréter dans leur contexte les éléments langagiers qui, isolés, n’ont pas de sens précis, clair : l’indexicalité est propre au langage naturel en tant que tel.

Garfinkel attribue à ces procédés un intérêt crucial quand il définit l’ethnométhodologie comme « the investigation of the rational properties of indexical expressions and other practical actions as contingent ongoing accomplishments of organized artful practices of everyday life » (Garfinkel 1967 : 11). Les pratiques langagières se configurent en structurant la situation d’énonciation et d’interaction, et sont en même temps configurées par celle-ci. La réflexivité 24 se réfère justement à la manière dont nous organisons nos actions quotidiennes selon le contexte pour que nos partenaires nous comprennent comme nous l’entendons : « the activities whereby members produce and manage settings of organized everyday affairs are identical with members’ procedures for making those settings ‘accountable’ » (Garfinkel 1967 : 1). C’est à travers la gestion des circonstances locales de la production langagière (le lieu, les interactants – leur relation réciproque, leur histoire commune – le temps, le déroulement antérieur de l’action, etc.), des caractéristiques spécifiques du contexte, que les locuteurs se signalent comment ils veulent être interprétés – sans qu’il soit nécessaire de s’y référer de manière explicite 25 .

L’ethnométhodologie cherche donc à « comprendre comment les acteurs sociaux réalisent une appréhension commune, partagée et intersubjective, du monde social dans lequel ils vivent » (Trognon 1994 : 10), et à décrire les structures et mécanismes 26 de cette construction de la réalité :

‘Tous les comportements observables dans les échanges quotidiens sont « routinisés » : ils reposent sur des normes implicites, admises comme allant de soi, et il revient à l’ethnométhodologue d’exhumer toutes ces fausses évidences sur lesquelles est construit notre environnement familier. (Kerbrat-Orecchioni 1995 : 62)’

À partir de la fin des années 60, un groupe d’ethnométhodologues commence à s’intéresser à des phénomènes communicatifs, à la conversation comme étant l’une des formes fondamentales de l’organisation sociale :

‘L’étude des conversations est vite devenue l’objet favori des ethnométhodologues qui y ont vu une interaction sociale essentielle, où les sujets participent à la définition de la situation dans laquelle ils se trouvent. Sont particulièrement étudiées les procédures que mettent en œuvre les interactants pour organiser ensemble l’activité de communication [...]. (Maingueneau 1996 : 39)’

Se développe, en particulier sur l’impulsion de Harvey Sacks (cf. ses Lectures de 1964 à 1972), et « nourished by Goffman’s [...] conception of the ‘interaction order’ as an autonomous domain of investigation » (Heritage 1995 : 393), une branche de l’ethnométhodologie dont les recherches portent sur les conversations quotidiennes en situation « naturelle » : il s’agit de l’analyse conversationnelle.

Avant de présenter ce courant, j’aimerais introduire des notions de Goffman qui, lui-même, n’a pas fondé d’» école » (Kerbrat-Orecchioni 1995 : 66), mais dont les travaux interactionnistes ont une grande influence sur l’analyse des interactions verbales.

Notes
18.

Cf. Kerbrat-Orecchioni 1995 : 61) : « Ce courant, proche du précédent (certains chercheurs ont pu à l’origine se réclamer des deux, et dans Gumperz et Hymes 1972, figurent des textes de Garfinkel, de Sacks, et de Schegloff), mais dont les sources d’inspiration sont plus diverses (Schütz et l’école de Chicago, mais aussi la phénoménologie de Merleau-Ponty, et ‘la philosophie du langage ordinaire’ de Wittgenstein) [...] ».

19.

Littéralement « savoir quotidien ». Schütz postule qu’il existe un savoir de base partagé par tous les membres d’une société. Ce savoir n’est pas cohérent, ni explicite, et partiellement non consistant. Il contient, selon le sociologue allemand Schütze (à ne pas confondre, donc, avec Schütz) « […] des conceptions élémentaires de ce qui – du point de vue des membres d’une société – peut arriver dans l’ensemble de cette société, c’est-à-dire de ce qui correspond à son programme d’événements ordinaires possibles et de leur forme routinisée, et ce qui est fixé comme devoirs élémentaires réciproques entre les membres individuels pour conserver la collectivité de la société entière et pour assurer la sphère des possibilités d’actions individuelles » (cf. Schütze 2001 : 537). (« […]grundlegende Konzeptionen dessen [...], was – vom Standpunkt der Gesellschaftsmitglieder – in einer Gesamtgesellschaft der Fall sein kann, d.h., was ihrem Erwartungsfahrplan von gewöhnlichen Ereignissen und deren Routinegestaltung entspricht, und was an wechselseitigen Kernverpflichtungen zwischen den individuellen Mitgliedern zur Erhaltung der gesamtgesellschaftlichen Kollektivität und zur Sicherung der Sphäre individueller Handlungsmöglichkeiten festgelegt ist »).

20.

Il s’agit de l’analyse des relations entre l’individu et la société ; les rôles pris par l’individu dans l’interaction avec autrui y ont une place centrale. Pour un aperçu cf. par exemple Becker/McCall 1990.

21.

Dans un sens large, et dans un sens plus restreint comme membre légitime de son propre milieu.

22.

Coulon (1987 : 25-45) y ajoute pratique/accomplissement, « accountability » et membre. La notiond’accomplissement (ou, en anglais, « achievement ») pose que « les activités des partenaires sont très peu déterminées par des concepts ou par des normes extérieures, mais que leur signification réside plutôt dans leur production » (Gülich 1991 : 336). L’interaction est une production collective, locale, des interactants (sur la notion du « interactional achievement », cf. aussi Schegloff 1992). Les interactants rendent ainsi « account-able », gérable, analysable, racontable, etc., ce qu’ils disent, le monde dont « l’accountability » donne une représentation étant un univers local, principalement centré autour d’un groupe limité de personnes. Coulon parle de membres parce que l’analyse ethnométhodologique n’impose pas des catégories ou des unités théoriques préétablies, mais cherche à découvrir celles des participants, à adopter la perspective du groupe étudié, à décrire les dynamiques observées.

23.

Au sens linguistique étroit, il s’agit d’expressions qui n’ont de sens que par rapport à la situation communicative dans laquelle elles sont prononcées (cf. la deixis personnelle, locale, temporelle, etc., exprimées par tu, nous, ici, là-bas, maintenant, hier, etc.).

24.

Terme utilisé en linguistique classique pour décrire les caractéristiques de constructions syntaxiques réfléchies.

25.

« Les actions fournissent, ne serait-ce que dans leur exécution, un contexte de leur signification, et inversement le contexte de signification est confirmé par les actions ». (« Die Handlungen liefern in ihrem Vollzug immer schon einen Bedeutungskontext für sich mit, und umgekehrt wird der Bedeutungskontext durch die vollzogenen Handlungen bestätigt ») (Günthner 2000 : 23).

26.

« [...] la production locale et endogène de tels phénomènes d’ordre, via des opérations, des micropratiques ou des routines, le but de la recherche étant de saisir un principe organisateur interne et d’en rendre compte en termes de procédures et de méthodes » (Kaufmann/Quéré 2001 : 374).