I.7.2.1 Stylisation (« Stilisierung »)

Introduisons ici le concept de « Stilisierung » – que l’on peut traduire par « stylisation » – qui va occuper une part importante dans la description sociostylistique de la Lutine. Sandig/Selting (1997a : 5) la définissent comme suit :

‘Il y a stylisation (auto-stylisation ou hétéro-stylisation) lorsqu’une catégorie socialement pertinente est mise en relief au moyen de styles-types, fortement accentués avec des moyens stylistiques [...] ou bien lorsque des styles standardisés sont utilisés pour une représentation exagérée ou déformée, qui suggère certaines attitudes ou modalisations du locuteur 77 . (Sandig/Selting 1997a : 5)’

La stylisation se base toujours sur un style  (cf. Bachtin 1969 : 113) ; elle joue avec, elle le déforme, elle le distancie, bref elle utilise le style pour créer une signification nouvelle 78 , pour représenter quelque chose. Soeffner (1986 : 319) parle dans ce contexte de la stylisation « comme faisceau d’actions observables qui sont réalisées pour obtenir une présentation cohérente » 79  ; Selting/Hinnenkamp (1989 : 9) la décrivent comme « représentation, induction, mise en scène, etc. de figures de sens socialement standardisées et interprétées dans l’interaction » 80 . L’utilisation d’un vocabulaire théâtral souligne le caractère souvent scénique de la stylisation – que je décrirai dans le chapitre VII où je parlerai de la mise en scène des actions imaginaires.

Comme le style en soi, la stylisation est un phénomène holistique – elle se manifeste sur plusieurs niveaux : verbaux, para-verbaux et non-verbaux. Selon Spiegel (1997 : 288), la prosodie est un facteur prédominant : les citations jouant un rôle important 81 , surtout dans l’hétéro-stylisation, celles-ci sont souvent prosodiquement marquées comme telles, c’est-à-dire comme imitation du style de quelqu’un d’autre. 82 La prosodie joue ici le rôle d’ « indice de reconnaissance » 83 (Spiegel 1997 : 289) pour les destinataires.

Comme nous avons vu, on distingue l’auto-stylisation de l’hétéro-stylisation, selon l’objet de référence de la stylisation, vu de la perspective du locuteur : l’auto-stylisation se référant au « moi » ou au « nous », l’hétéro-stylisation aux autres. Cette dernière peut aussi recourir à des personnes imaginaires, comme par exemple « le bourgeois », « le flic méchant ». Les deux façons de styliser créent un sentiment de collectivité, d’appartenance à un groupe, soit par inclusion, soit par exclusion. Il va de soi qu’il s’agit ici de termes relationnels, car la définition comme auto- ou hétéro-stylisation change avec le locuteur.

Spiegel (1997 : 291-294) distingue trois possibilités de produire une stylisation :

  1. La reproduction de modèles de textes (« Textmuster ») disponibles : le locuteur utilise des modèles de textes qui sont socialement conventionnalisés et donc reconnaissables pour l’interlocuteur comme « le parler de l’expert », « le parler du démocrate », « le parler de l’écologiste », etc.
  2. La reproduction de modèles de pensée (« Denkmuster ») disponibles : le locuteur utilise des stéréotypes et des topoï pour la stylisation, souvent avec des formules préétablies. Le « moi » ou l’ » autre » est attribué à un stéréotype et aux modèles de comportements spécifiques supposés qui l’accompagnent ; ou on lui attribue une pensée stéréotypée : le contenu du topos devient la pensée supposée de la personne stylisée.

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N.B. Même si je dois en parler davantage dans le chapitre V, il me semble important de commencer ici à définir les termes « stéréotype 84  » et « topos ». Quasthoff (1973 : 69) les distingue comme suit : « Le ‘stéréotype’ vise, selon la définition, seulement des groupes sociaux, tandis que la topique [...] comprend un vaste éventail de thèmes  85 ».

Plantin (1996 : 66) décrit le topos comme un

‘[…] lieu commun [...] autorisant certaines conclusions dans une communauté de parole. Un topos est ainsi défini comme un instrument linguistique connectant certains mots, organisant les discours possibles et définissant les discours « acceptables », cohérents dans cette communauté.’

Les stéréotypes sont des entités stables, il est extrêmement difficile ou pratiquement impossible de les modifier, même si de nouvelles informations sur le groupe ou l’individu stéréotypisé sont disponibles. Cela est lié au fait que les stéréotypes sont des jugements extrêmement simplifiés, généralisés, réduits à quelques éléments d’une description autrement plus complexe. Glück (2000 : Stereotyp) en donne la définition suivante :

Stéréotype : Désignation générale pour des déroulements rigides, uniformes, solidement construits. En psychologie, le stéréotype (comparable au préjugé) désigne un système d’opinions, idées, jugements ou valeurs relativement résistant aux expériences qui est partagé par un groupe et qui […] réduit de façon excessive la complexité et l’hétérogénéité du fait stéréotypé. Ce sont particulièrement la psychologie sociale et la sociologie qui étudient des jugements et des évaluations stéréotypes sur l’exo-groupe et l’endo-groupe. Au delà de ça, l’expression stéréotype désigne aussi des tournures, énoncés et formulations qui sont psycholinguistiquement stables et relativement obligatoirement déclenchés dans certaines situations ; ces tournures, énoncés et formulations peuvent être quasiment contractuels, soit pour des individus, soit pour des groupes, des régions ou pour certaines situations 86 .’

Les caractéristiques du stéréotype seraient donc :

  • stable, très résistant aux changements 87
  • très schématique
  • réduisant la complexité des objets/groupes/personnes visés
  • concepts qui lient des valeurs et jugements avec des formules et des énoncés figés

Dans ce travail, j’utiliserai le terme de stéréotype pour désigner la manière de se référer à des personnes ou à des groupes d’une façon généralisante, schématique selon la formule « Untel est X ».

Soulignons que « stéréotype » n’est que rarement utilisé de façon neutre 88 – dans la plupart des cas, le terme évoque un décalage entre son contenu sémantique et la « réalité » ou, comme le formule Baugnet (1998 : 71) : « De façon générale, les stéréotypes sont des croyances à l’égard de groupes et de leurs membres. Ils s’expriment dans les préjugés, attitudes qui ont pour cibles les individus en tant que membres d’un groupe et dans des comportements discriminatifs ».

Comme concept neutre, je proposerais plutôt la « catégorie » ; la catégorie désigne des personnes, et le stéréotype des jugements, des valeurs, etc. qui s'associent éventuellement à la catégorie dans la manière de désigner.

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  1. La reproduction de modèles de représentation (« Vorstellungsmuster ») : là où ne sont disponibles ni modèles de textes, ni stéréotypes/topoï préétablis, les locuteurs utilisent des « mises en scènes », ils « jouent » la stylisation. Nous allons rencontrer surtout ce type de stylisation dans le chapitre V.

Il n’est pas toujours possible d’attribuer de façon nette une stylisation à l’une des trois formes présentées – des mélanges sont évidemment possibles, les locuteurs utilisant les moyens qui leurs semblent les plus efficaces, selon la situation donnée.

Notes
77.

« [...] Stilisierung [bedeutet], als Selbst- bzw. Fremdstilisierung, daß eine sozial relevante Kategorie durch Nutzung typisierter Stile mit stilistischen Mitteln herausgearbeitet wird [...] bzw. daß typisierte Stile für Überzeichnung und Verzerrung, die bestimmte Sprechereinstellungen bzw. Modalisierungen nahelegt [...], genutzt werden ».

78.

Ce qui la distingue de l’imitation.

79.

« als Bündelung beobachtbarer Handlungen, die ausgeführt werden, um eine einheitlich abgestimmte Präsentation zu erzielen ». C’est moi qui souligne.

80.

« Repräsentation, Induzierung, Inszenierung etc. sozial typisierter und interpretierter Sinnfiguren in der Interaktion ». C’est moi qui souligne.

81.

Cf. par exemple Günthner (2002).

82.

Ce marquage peut couvrir toute une gamme de caractères prosodiques, ou souligner juste une propriété flagrante. Il va de soi que l’imitation est souvent une exagération de certains traits spécifiques, réels ou supposés.

83.

« Erkennungssignal »

84.

Pour un aperçu des travaux sur le stéréotype en linguistique et en psychologie sociale cf. Czyzewski et al. 1995.

85.

« Das ‘Stereotyp’ ist definitionsgemäß nur auf soziale Gruppen gerichtet, während die Topik [...] eine große Breite von Themen umfaßt ».

86.

« Stereotyp : Allg. Bezeichnung für starre, gleichförmige, fest montierte Abläufe. In der Psychologie bezeichnet S. (ähnlich wie Vorurteil) ein relativ erfahrungsresistentes, gleichförmig über eine Gruppe verteiltes System von Ansichten, Anschauungen, Urteilen oder Werten, das [...] die Komplexität und Uneinheitlichkeit des stereotypisierten Sachverhaltes über Gebühr reduziert. Namentlich in der Sozialpsychologie und Soziologie werden stereotype Urteile und Wertungen über Fremd- und Eigengruppen untersucht. Darüber hinaus bezeichnet der Ausdruck S. aber auch sprachpsychologisch feste, situativ relativ zwingend ausgelöste Wendungen, Äusserungen, Formulierungen, die entweder für Individuen, für Gruppen, für Regionen oder für bestimmte Situationen nahezu verbindlich sein können ».

87.

Ici il faut bien distinguer entre « stéréotype » (stable) et « stéréotypisation » (dynamique, construite de manière interactive). Quasthoff (1998 : 47-72) développe un concept dynamique dans lequel des stéréotypisations sont conceptualisées comme des éléments de catégorisations sociales et de processus de délimitation et d’exclusion. Kesselheim (1998 : 130) parle des « images » partagées de caractéristiques « typiques » de groupes qui peuvent être modifiées et même être inversées, selon la stratégie argumentative dans l’interaction.

88.

Klein (1998), se référant à Putnam et à la théorie sémantique, décrit une utilisation neutre du concept « stéréotype ».