II.1.2 Brève histoire d'un squatt lyonnais

Pour comprendre ce qu’est la Lutine, il convient de retracer brièvement l’histoire du milieu squatteur-libertaire lyonnais, au moins à partir de novembre 1995 115 .

À cette époque, les squatts lyonnais sont porteurs d’une philosophie politique libertaire 116 -autonome classique. C’est à ce moment-là qu’est ouvert, place Chardonnet, un grand squatt d’activités (personne n’y habite), le Prolote (de Pro-lo :« projet local » et comme jeux de mots avec « prolo » pour prolétaire, avec une terminaison féminisée) : « Pro-lo est à l'origine un collectif réunissant une vingtaine de personnes de différents horizons : étudiants, militants associatifs, individus isolés [...] libertaires dans leurs idées et leurs pratiques, pour la plupart » (article paru dans Le Monde libertaire, nov. 1995, cité dans Pucciarelli 1996 : 222).

Rapidement, celui-ci tient particulièrement à s’afficher comme antisexiste et antispéciste 117 . De là naît une attention collective spéciale portée aux fonctionnements des rapports interindividuels, et en particulier au fonctionnement de la parole en groupe. C’est aussi au Prolote que des réflexions sur la « non-mixité » 118 féminine vont mener au renouveau d’un mouvement féministe radical lyonnais. Le Prolote dure jusqu’au printemps 1996.

Durant l’année scolaire 1996-1997, la Mauvaise Pente 119 , rue de Crimée, tente de succéder au Prolote. Des gens sont partis, d’autres sont arrivés, mais les buts sont à peu près les mêmes. On essaie, avec plus ou moins de succès, de s'ouvrir sur l'extérieur en organisant des repas à prix libre, un salon de thé, etc. La première Mauvaise Pente est expulsée en mars 1997, un deuxième et dernier local de la Mauvaise Pente au mois d’août 1997.

En octobre 1997, sept personnes occupent un immeuble rue X 120 , et se baptisent collectif la Lutine. Il s’agit cette fois d’un squatt d’habitation, sans autre prétention. Mais tous ses membres ont animé ou fréquenté le Prolote ou la Mauvaise Pente, et ont en commun certaines bases et pratiques politiques. Après quelques mois de cohabitation, la Lutine est évacuée le 15 avril 1998 juste avant son expulsion attendue. Aussitôt, le groupe se met à la recherche d'un nouveau local, cette fois-ci en essayant de trouver un immeuble qui n’appartienne pas à un particulier, mais à la COURLY (COmmunauté URbaine de LYon), pour faciliter les négociations par la suite, et se réserver la possibilité de mettre en évidence les contradictions entre les discours officiels sur le logement et le fait que les collectivités locales possèdent de nombreux appartements laissés vides.

L'immeuble rue Y, situé à environ 500m de l'ancienne Lutine, est occupé ce même mois d'avril 1998. Des sept personnes du début il reste maintenant six. Petit à petit, il y a de nouvelles arrivées, surtout quand un autre squatt croix-roussien, le Loziz, est expulsé. Depuis l'été 1998, entre 14 et 16 personnes habitent de façon régulière à la Lutine qui est légalisée en décembre 1999.

Notes
113.

Terme employé par les squatteurs et squatteuses pour désigner l’acte de prendre possession d’un immeuble, d’en ouvrir les portes, souvent à l’aide d’un pied de biche (donc en commettant une effraction) pour pouvoir y pénétrer.

114.

Le nom de la rue restera anonyme.

115.

Pour l'histoire du milieu libertaire lyonnais à la Croix-Rousse à partir des années soixante-dix cf. Pucciarelli 1996 ; j’ai choisi l'année 1995 comme début de l'histoire de la Lutine parce que c'est là, au Prolote, que commence « l'histoire commune » de la plupart des futurs fondateurs/futures fondatrices de celle-ci. Les informations qui suivent sont basées sur les conversations avec des membres de la Lutine durant l’observation participante.

116.

Tout au long de ce travail, je parlerai de libertaires ou de militants, « sans pouvoir en donner une fois pour toutes une définition exhaustive » (Pucciarelli 1999 : 17). Pucciarelli tente quand même, sinon une définition, du moins une description du mouvement libertaire : « [...] ‘ensemble’ des groupes, organisations, individus qui se déclarent anarchistes, anarcho-communistes, anarcho-syndicalistes, communistes libertaires, libertaires, socialistes libertaires, individualistes libertaires, etc. En fait, il s’agit d’une nébuleuse dont seulement ‘un œil exercé’ arrive á comprendre les nuances qui sont la résultante d’une pratique quotidienne, mais aussi de références historiques qu’il serait long de rappeler. Ces références et ces pratiques créent des tendances, des familles, des clans parfois qui se retrouvent ensemble lors des ‘grandes manifestations’ » (Pucciarelli 1999 : 17).

117.

Contre la domination de l’espèce humaine sur les autres espèces. Cf. Glossaire.

118.

L’idée de se réunir, pour discuter, organiser des actions politiques, faire la fête, uniquement entre femmes ou entre hommes (cf. Glossaire).

119.

Jeux de mots sur « les pentes », nom d’une partie du quartier de la Croix-Rousse dans laquelle se situait le squatt. On remarquera que donner des noms aux immeubles est une habitude courante dans ce milieu – une habitude qu’on peut expliquer ainsi : un squatt politique est souvent le lieu d’habitation d’un groupe avec une certaine identité, un groupe donc qui a besoin d’un nom ; ce lieu devient souvent un lieu de rencontre qui a besoin d’être désigné. Le nom est tellement nécessaire que si le groupe néglige de s’en choisir un, il se retrouve souvent désigné par le numéro de l’immeuble qu’il occupe dans la rue (cf. par exemple le « 23 »).

120.

Le squatt se situe désormais dans le 7e arrondissement de Lyon ; ce groupe a quitté la Croix-Rousse, jusque-là le quartier des squatts politiques, le nid des activités alternatives-libertaires, avec une référence constante à son histoire révolutionnaire. Il convient malgré tout de souligner qu'il existe des parallèles entre la Croix-Rousse et le 7e : il s'agit de deux quartiers ouvriers, avec un pourcentage élevé de population étrangère, une conscience du passé, une identité de quartier, un sentiment de menace pour l’identité du quartier, du fait des opérations immobilières. Pourtant, ce changement de quartier est un choix conscient, entre autres à cause de la croissance de conflits parfois physiquement violents entre divers groupes de squatteurs sur les pentes de la Croix-Rousse.