II.2.1 Les Lutinistes – en général

Malgré les changements intervenus dans le groupe entre 1998 et 2000 (quelques personnes sont parties, d'autres sont venues s'installer à la Lutine), je présente ici l'ensemble des habitant(e)s de cette période, pour donner une image complète des occupants et occupantes de l’immeuble, reparti(e)s en deux groupes d'habitation : « le premier », ou la Lutine à proprement parler : ceux et celles qui prennent leurs repas le plus souvent au premier étage, et le « troisième », ou Loziz 123 , ceux et celles qui mangent au troisième étage. Néanmoins, cette distinction Lutine-Loziz n'est qu'une distinction interne ; pour l'extérieur, les habitant(e)s de l'immeuble sont et s'auto-définissent « habitant(e)s de la Lutine ». Voici un extrait de R3 où Nicola désigne la relation Lutine-Loziz – dans une modalité marquée comme non-sérieuse, et accompagnée par les rires du groupe – comme un « squatt dans le squatt » 124  :

R3/2605-2629 :
R3/2605-2629 :

Les deux collectifs (Loziz et Lutine) désirent cependant conserver chacun leurs propres espaces communs et leurs fonctionnements indépendants 125 , mais les idéaux politiques coïncident et les réunions de gestion de l’immeuble se font en commun. Les Lutinistes en discutent surtout dans R3 ; les raisons pratiques (cf. R3/514-521) et le désir de rester plutôt dans sa propre bande ou famille (cf. infra) sont clairs dès le début :

R3/513-520 :
R3/513-520 :

Evidemment, il y a des soirées où beaucoup plus de gens, c’est-à-dire cinquante personnes ou plus, sont nourries sans problème à la Lutine (l’infrastructure – d’énormes casseroles, de grandes tables et des chaises – pour cela est disponible). Mais Gisèle parle ici du quotidien, par exemple du petit déjeuner calme, pendant lequel même une personne qui a choisi de vivre en communauté a besoin de sa sphère « privée », dans son petit groupe.

A ces considérations, Alphonse ajoute les avantages au niveau de l’ambiance ; comme je l’ai déjà expliqué, les deux groupes ont des modes de vie pas forcément identiques, et mettre à disposition deux appartements collectifs crée en même temps deux ambiances différentes, deux petits mondes entre lesquels les Lutinistes peuvent choisir :

R3/430-444 :
R3/430-444 :

Enfin, au deuxième et au quatrième étage habitent deux couples (Mandy et Jacques ; Rémy et Maryse) qui vivent de façon relativement autonome par rapport aux deux collectifs.

Jusqu'au printemps 1999, des locataires légaux, les Molno 126 , occupent un des appartements du quatrième étage. Ce couple âgé, d’origine africaine, habite l'immeuble depuis une dizaine d'années. Au début ils sont tellement effrayés par l’arrivé des jeunes gens qui sont en train d’» emménager » d’une manière peu orthodoxe – c’est-à-dire pendant la nuit et en ouvrant les portes à l’aide de pieds-de-biche – qu’ils appellent la police 127 et qu’ils racontent l’histoire le lendemain à une assistante sociale. Le groupe ne s’en rend compte que plus tard :

R2/1254-1261 :
R2/1254-1261 :

L’assistante sociale appelle l’ALPIL. On lui dit qu’il ne faut pas se faire de soucis, qu’on connaît ces gens, qu’ils ne sont pas dangereux. L’assistante sociale rassure les Molno, et ceux-ci s’habituent vite aux Lutinistes ; la relation devient cordiale – quelques mois après, quand les Molno partent en vacances, ils confient même les clefs de leur appartement à deux personnes qui habitent à la Lutine pour que celles-ci arrosent leurs plantes. Les Lutinistes essaient de gêner le moins possible leurs voisins, surtout en ce qui concerne le bruit dans la cage d’escalier. Le thème est abordé dans plusieurs des réunions enregistrées. Les exemples suivants montrent bien leur volonté d’établir de bonnes relations avec les voisins, de ne surtout pas passer pour des squatteurs « cliché » 128 qui se comportent de manière irresponsable, ne se souciant pas du monde environnant :

R2/207-220 :
R2/207-220 :

Alex décrit un scénario qui dépasse les formes de ce qu’on appelle d’habitude le « bon voisinage » : non seulement il faut les respecter, mais il faut aussi discuter avec les locataires, les informer des projets qu’on a, etc. – ce respect va au-delà d’une simple politesse et des égards qu’on doit à ses voisins. Ce que Alex propose ici, c’est une réelle prise en considération d’autrui, qui tient entre autres compte de la mauvaise réputation que les squatteurs et squatteuses supposent avoir aux yeux de ces locataires classiques et vise donc à les rassurer au maximum. Cette démarche va d’une part dans le sens de l’intérêt des squatteurs et squatteuses (intérêt d’avoir de bonnes relations de voisinage) ; elle est d’autre part dictée en grande partie par la prise en compte réelle du bien être de ces locataires.

Un peu plus loin, c’est Rémi qui parle du problème du bruit et de la propreté dans la cage d’escalier :

R2/710-720 :
R2/710-720 :

Dans la réunion suivante, Romain s’inquiète du fait que le groupe pourrait déranger le voisin :

R3/943-952 :
R3/943-952 :

Les raisons :

  1. il loue (1), et il doit effectivement trouver étrange d’être le seul dans la maison à payer son loyer
  2. il a pas la même culture (4) ; il est à noter que Romain craint qu’on ne le prenne pour un raciste et qu’il se sent obligé de se distancer explicitement de cette image : en effet, parmi les habitant(e)s de la Lutine, la question du racisme (comme celle, par exemple, du sexisme) a été assez creusée pour que des formules comme il a pas la même culture que nous provoquent une suspicion-réflexe. On sait que la « différence de culture » est un argument courant d’un racisme qui ne s’assume pas.

Romain, par contre, ne se réfère pas ici à la culture ethnique différente (la famille locataire est d’origine africaine), mais aux modes de vie qui sont radicalement opposés : les voisins se lèvent tôt et se couchent tôt, ils vivent tranquillement en famille, ne font pas de bruit, etc. C’est justement pour cela qu’il ne serait pas correct de leur imposer dans la cage d’escalier (l’espace partagé) le bruit, le va-et-vient et le léger désordre créés par la vie en collectivité.

Le respect vis-à-vis des voisins et les mesures prises à ce propos sont un thème récurrent dans les réunions. Sans vouloir trop entrer dans le détail sur ce point ici (cf. le chapitre V), je voudrais pourtant souligner le fait que la vie à la Lutine n’est, bien entendu, pas dépourvue de normes : d’une part, il est évident que toute contestation, même si elle se veut radicale, ne porte que sur une petite partie des normes de la société ; d’autre part, le fait de s’interroger sur celles des normes dont on est conscient, n’emmène pas à les rejeter toutes. Ainsi, la prise en compte de l’autre est à la base de bon nombre des idées politiques du groupe : l’antiracisme, l’antisexisme, l’antispécisme. Il va de soi qu’ils essayent d’appliquer ce principe – pas toujours avec succès – dans la vie quotidienne avec les voisins.

Au bout de plus d’un an de cohabitation, le ménage Molno est relogé dans le quartier des Etats-Unis par les services de la Courly. A partir de ce moment-là, la maison est entièrement habitée par les squatteurs et squatteuses.

Notes
123.

Un acronyme basé sur les prénoms des membres du groupe.

124.

Nicola revient après quelques semaines d’absence à la Lutine. Pendant son absence, l’ancien squatt des Loziz a été expulsé et le groupe a commencé à emménager à la Lutine. C’est pour cela que Maryse demande a Nicola si elle aussi est d’accord que les Loziz prennent des appartements dans l’immeuble.

125.

Un exemple : Le « troisième » tient à acheter des aliments politiquement corrects, entre autres à la Coop Bio (cf. infra) tandis qu’au premier étage on ne s’en préoccupe pas. Au premier étage est utilisée une « caisse bouffe » dans laquelle chaque habitant ou habitante, même temporaire, met 50 FF/semaine pour l’achat de nourriture, de produits de nettoyage et de papier toilette. La personne qui a envie de faire les courses s’en sert. Il n’y a pas de contrôle de cette caisse, mais régulièrement des gens qui se plaignent qu’il n’y a rien dedans et que ce n’est pas possible car c’est le début de la semaine. Souvent les autres personnes présentes dans ce cas-là avouent, honteuses, l’avoir oublié, et y mettent tout de suite leur contribution. Selon leurs goûts et leurs revenus, les habitants et habitantes se servent plus au moins de cette caisse ; il y en a qui prennent même des petites sommes quand ils dépensent de l’argent pour le pain, et il y en a qui font des courses avec leur propre argent à côté. Au troisième étage, il n’y a pas de caisse. Chacun(e) fait des courses avec son argent, quitte à rééquilibrer si quelqu’un se sent lésé ou, au contraire, estime ne pas avoir assez contribué.

126.

Le nom a été changé.

127.

Qui n’arrive que quand les Lutinistes sont déjà repartis après avoir placé leurs serrures.

128.

Il y a évidemment une image que le groupe s’attribue, et une représentation d’eux/elles-mêmes attribuée aux autres. Cf. le chapitre V sur l’auto-catégorisation et l’auto-représentation où je décris la complexité de ces représentations, entre autres les discours des Lutinistes sur les discours externes (la représentation d’une représentation).