II.2.2 Les Lutinistes – en tant qu’individus

Dans le milieu militant, on parle souvent de la « dé-différenciation de la politique et de la personne », et dans les idées et dans la vie pratique des Lutinistes, vivre et exprimer son individualité et sa collectivité coïncident avec les buts moraux. Tout devient politique, même la vie « privée ». Cela implique qu’on essaie de développer de nouvelles idées de soi-même, de tout interroger, de lutter contre des structures internalisées – comme par exemple dans la discussion sur le patriarcat ou en ce qui concerne sa propre position privilégiée comme « blanc », « français », etc.

Dans son livre standard sur l’anarchisme, et je soulignerai ici que les Lutinistes se déclarent être des militants libertaires avec une base anarchiste, Guérin (1981 : 40) postule que : « L’anarchiste est, selon le cas, plus individualiste que sociétaire ou plus sociétaire qu’individualiste. Mais [...] on ne peut concevoir un libertaire qui ne soit pas individualiste » (Guérin 1981 : 48).

Pucciarelli utilise les mots suivants pour exprimer cette idée : « En effet, oublier l’individu, pour l’anarchisme, cela représenterait une forme de collectivisme proche d’un autre type d’organisation sociale qui ne serait pas libertaire » (1999 : 190). Un autre aspect important dans la pensée libertaire est l’anti-autoritarisme, c’est-à-dire « le respect de l’individu, de la liberté de l’individu, de son autonomie et le fait qu’il doit pouvoir s’associer et s’organiser en égalité avec les autres » (Pucciarelli 1995 : 189 ; il cite un des ses interviewés).

La description individuelle des habitant(e)s de la Lutine restera partielle. Nous nous heurtons ici aux réticences, quasi instinctives, des gens à donner des renseignements précis sur eux. Le niveau de ces réticences et les domaines où elles s'appliquent varient selon les individus. Si j’ai pu avoir certaines informations en partageant leur vie, il a toujours été entendu entre nous que ces informations personnelles n'entreraient pas dans ce travail universitaire sans leur accord exprès. Je me bornerai donc à donner les informations sociologiques de base. Là où des renseignements plus précis sur les participants et participantes me semblent indispensables pour comprendre ou justifier mon analyse, j’ajoute les informations nécessaires au fur et à mesure de cette étude.

Les renseignements qui seront donnés ici se limitent donc à l'âge, la situation professionnelle, et une indication du niveau d'études (les études supérieures vont de la première année d’université à bac+5) ainsi que la mention des squatts par lesquels ils et elles sont passé(e)s et de la date de leur arrivée à la Lutine.

Précisons que certaines personnes qui ont commencé à squatter avant la Lutine n'ont pas toujours squatté entre-temps, mais aucun(e) membre du groupe n'a habité de façon régulière en appartement loué à son nom après avoir a commencé à squatter 129 . Cela semble confirmer ce qui est constaté dans la brochure du Ministère de l'Emploi et de la Solidarité (1999 : 5) : « Expulsés, les squatters, une partie d'entre eux au moins, squatteront un nouvel endroit. Ainsi il arrive que le squat perdure de lieu en lieu ». Ceci joue aussi un rôle dans les négociations avec la Courly – pendant la réunion qui sert à préparer le rencontre avec des représentants de ce propriétaire, Rémi propose de souligner le fait que si ils nous expulsent en fait ils règlent aucun problème que nous on va resquatter ailleurs que ça va refoutre la merde et qu'on choisira de préférence des locaux à la Courly euh (R4/1424-1426). Et Gisèle explique cela par le fait que parmi nous il y en a . une majorité qui a déjà squatté avant . que: que que jusqu'à présent (ils ont?) pas trouvé de solution euh meilleure (R4/1484-1485).

Voici la liste des habitants et habitantes de la Lutine :

On constate un parfait équilibre en ce qui concerne la distribution hommes (50%) – femmes (50%) 136 . L’âge moyen à la Lutine est de 26,3 ans ; 61% des habitant(e)s ont plus de 25 ans, ce qui est exceptionnel pour ce genre de milieu, qui est d’habitude plus jeune. Faute d’avoir des données générales sur les squatteurs à Lyon, je cite en comparaison des chiffres concernant une situation éloignée en temps et en lieu. Il s’agit de données de Berlin (1987) 137 où 64,9% du « mouvement » 138 étaient de sexe masculin, et 35,1% du sexe féminin. Seulement 35,3% des squatteurs avaient plus de 25 ans à l’époque, le gros des personnes (40,2%) avait entre 21 et 25 ans. Squatter était donc apparemment un mode de vie masculin et très jeune, ce qui n’est pas le cas pour la Lutine.

Le niveau scolaire est extrêmement varié : si au moins une habitante n’a même pas le Brevet des Collèges, un autre habitant est titulaire d’un diplôme d’ingénieur ; les autres habitant(e)s représentent un éventail relativement bien réparti entre ces deux extrêmes, avec un pourcentage relativement élevé de personnes qui ont fait ou qui font des études supérieures. Tout comme Pucciarelli (qui a interviewé 24 personnes du milieu alternatif), on peut constater en général un « niveau scolaire relativement élevé » (1996 : 95).

66,66% des Lutinistes bénéficient du RMI ou sont chômeurs, une personne est étudiante, et le reste vit de jobs occasionnels. Dans l’interview avec Elizabeth, celle-ci se pose la question de savoir si militer veut dire pas travailler et vice versa, et lequel des deux phénomènes est la cause de l’autre. Elle ne trouve pas de réponse, mais souligne à la fin que le fait de ne pas travailler peut être un choix (cf. aussi infra, II.3.1).

INT. Elizabeth :
INT. Elizabeth :

Cela représente le point de vue de Goffman quand il parle des « déviants sociaux » (cf. aussi infra, II.3.1) : « Ce sont eux qui semblent dédaigner les occasions de progresser dans les allées que leur ouvre la société […], les échecs de la société quant aux motivations qu’elle propose » (Goffman 1975 : 167).

Voyons maintenant qui sont les autres personnes qui interviennent dans mes enregistrements.

Notes
129.

Comme je l’ai déjà souligné, il y a quand même des personnes qui squattent et qui louent en même temps. C’est aussi le cas de deux membres de la Lutine. Ces appartements loués servent a) à stocker des affaires pour les protéger de la brutalité d'une expulsion possible, et b) à loger d’autres ami(e)s qui n’ont pas d’endroit pour habiter.

130.

f désigne « femme », m « homme ».

131.

L’âge et la situation professionnelle correspondent à la situation du premier janvier 2000.

132.

Un appartement squatté à la Croix-Rousse qui tenait son nom du numéro de la rue qu’il occupait.

133.

J’emploie ici l’expression « filles » comme il est d’usage à la Lutine pour désigner les femmes.

134.

Un immeuble squatté à la Croix-Rousse, dans le traboule Les Voraces ; expulsé en été 1998.

135.

Un immeuble squatté dans le 3e arrondissement.

136.

Je ne prends pas en considération le bébé Ito dans les explications qui suivent.

137.

Citées dans Lindner 1996 : 347.

138.

Les squatteurs et squatteuses mêmes et les « sympathisants prêts à les soutenir dans des manifestations » (Lindner 1996 : 347).