II.3.1 Les bases politiques du groupe présentées par lui-même

Le collectif la Lutine s’est formé de façon clairement affinitaire, mais aussi sur des bases politiques et éthiques ; Elénie l’explique de la façon suivante quand elle parle de

INT. Elénie :
INT. Elénie :

De plus, les gens se connaissant plus ou moins bien, leurs diverses implications militantes passées ou actuelles « parlent pour eux » 142 . L’inscription de chaque personne dans le réseau libertaire lyonnais constitue une garantie politique, leur permettant de se situer les unes par rapport aux autres.

Dans leur tract La bourse aux vêtements gratuits (1999) 143 , les Lutinistes expliquent leur démarche d'occuper l'immeuble du 91, rue Y à travers les motivations suivantes, qui, comme nous allons le voir, les caractérisent comme ce que Goffman appelle des « déviants sociaux » :

‘[…] des individus qui donnent l’impression de refuser délibérément et ouvertement d’accepter la place sociale qui leur est allouée, et qui agissent de façon irrégulière et plus ou moins rebelle à l’égard de nos institutions les plus fondamentales : la famille, la hiérarchie des âges, la division stéréotypée des rôles entre les sexes, l’emploi légitime à temps plein, accompagné d’une identité personnelle unique et ratifiée par l’Etat, les barrières de classe, la ségrégation des races. (Goffman 1975 : 165-166)’

Mais regardons comment les Lutinistes expriment leurs idées dans ce tract :

  • «  plutôt que vivre en famille ou atomiséEs en logements individuels, nous voulons profiter les unEs des autres quotidiennement, et vivre ensemble nous semble une richesse 144  » :

Vivre de façon communautaire permet l'échange et le développement d'idées et de valeurs au quotidien. La vie collective représente aussi la garantie d'un entourage protecteur, de bien-être, un contrepoids à l'individualisation et à l'isolement social, et même dans une certaine mesure, une barrière contre le monde extérieur.

  • «  la volonté de tenter de vivre ensemble sans hiérarchie » :

C'est d’abord au quotidien, dans leurs rapports entre elles et eux, qu’ils veulent remettre en cause les structures de domination. Le fait d’habiter ensemble est alors une expérience et une occasion de réexaminer collectivement un certain nombre d’habitudes ou d’évidences dans les comportements. Cela concerne, entre autres, le fonctionnement des prises de parole, que ce soit en réunion ou au cours de n’importe quelle discussion. Les rôles dans le groupe ne sont pas prédéfinis comme ils le sont dans une famille (père 145 , mère, enfants...) ou dans des groupes de travail (chef, subordonné(e)...). Toutefois, nous « jouons » tous et toutes des rôles, ainsi que le décrit Goffman 146 , et la Lutine n'est pas exempte de ce phénomène sociologique.

  • « […] le refus des valeurs phares de cette société : la réussite par l'argent, l'échec par l'argent [...], le bien-être par la consommation » 147  :

Le refus d’aller travailler pour gagner sa vie et pour pouvoir la mener selon les « valeurs phares » de la société est un élément de la vie contestataire 148 . Refuser d’aller travailler pendant huit heures par jour signifie en même temps revendiquer la liberté de disposer de son temps et d’en profiter pour vivre de nouvelles formes de sociabilité, de collectivité, pour mettre en place des activités. Le tract « La Charade » exprime cette idée avec les mots « Se réapproprier son temps, ne plus perdre sa vie à la gagner » (cf. Annexe). Cela n’empêche pas que certain(e)s membres de la Lutine soient contraint(e)s d’accepter des petits boulots pour « survivre », et cela n’empêche pas non plus de s’investir dans une formation dès lors que c’est l’intérêt pour ce travail et non le besoin d’argent qui pousse à le faire.

L'attitude anti-commerciale des Lutinistes s'affiche entre autres à travers l'ouverture de la Bourse au vêtements gratuits 149  ; toujours dans le même tract, il est bien souligné que : « Il ne s'agit pas de charité : ici pas de riches qui jouent leur rôle de riche, et de pauvres qui jouent leur rôle de pauvre ».

Un deuxième élément qui constitue la mise en pratique de cette attitude est la récup 150 sur les marchés, motivée parfois plus par le dégoût du gaspillage de nourriture que par une nécessité financière.

  • «  [le refus de] la domination masculine, [...], du couple hétérosexuel comme forme obligatoire de l'affection et de la sexualité »   :

La réflexion sur les rôles genrés s'exprime à la Lutine surtout au quotidien, par exemple en ce qui concerne les tâches à remplir dans le ménage, la cuisine et les courses, et dans les discussions où j’ai constaté une volonté ferme de respecter davantage le droit de parole des femmes (cf. le chapitre VI où je parlerai de cette question). La Lutine se déclare comme un lieu antisexiste, voire féministe. Cela se montre dans les tracts où on féminise les textes, dans le nom même de la maison qu’on a féminisé, dans l’auto-définition comme « féministes » ou « proféministes » (cf. glossaire). Ouvertes vers l’extérieur, réservées uniquement à un public féminin, les fêtes non-mixtes (organisées par les filles du groupe féministe lyonnais) offrent une plate-forme de rencontre entre femmes, hétéro- ou homosexuelles.

  • «  le refus de rester à notre place, celle qui est assignée à notre classe sociale, notre sexe, notre âge, notre nationalité, etc. » :

Cette phrase résume tout à fait la philosophie de la Lutine qui consiste à mettre en cause les valeurs, les normes, les rôles préconstruits de la société que Pucciarelli (1999 : 164) décrit comme suit :

‘Leur démarche 151 est représentative de cette perpétuelle recherche de formes de vie plus égalitaires et libertaires plus que de la recherche d’un fauteuil, d’une tribune politique. Leur place continue à être l’Agora du collectif, ce lieu magique et imaginaire où tous semblent s’écouter et participer à la prise de décision. C’est cette pratique, cette révolution au quotidien, qui semble davantage intéresser les libertaires que les théories politiques. C’est l’honnêteté dans les rapports humains, entre les individus du groupe et du groupe envers « les gens », qui permet à celles et ceux dont cette sensibilité libertaire a été révélée par un ensemble de conditions psychologiques et sociales, de s’accrocher à un groupe ou à une organisation dont on n’imaginait pas l’existence possible.’

Cette idéologie s’exprime finalement dans l’acte politique de squatter, comme je l’ai déjà souligné. C’est ainsi qu’un des Lutinistes le formule dans une réponse à une journaliste  152 :

‘Notre projet [...] correspond à une réalité sociale. Nous demandons aux propriétaires de mettre à disposition, moyennant participation financière adaptée à nos ressources, des locaux que nous sommes prêts à rénover. Des milliers de mètres carrés sont vacants à l’échelle de Lyon. Face au manque de logements et au manque de moyens de personnes précarisées, nous proposons des solutions.’

L’acte de squatter concrétise les idées politiques du groupe, en étant l’expérimentation de nouvelles formes de sociabilité et en s’opposant aux spéculations immobilières urbaines.

Un dernier point important est ce que Pucciarelli (1999 : 228) formule comme suit : « [...] la culture de soi, la remise en question permanente de soi et des gens autour de soi ». Cette remise en question quotidienne et au quotidien de ses propres points de vue et de ses propres comportements est une des bases de la vie contestataire.

Notes
142.

J’en ai fait moi-même l’expérience quand je commençais mes recherches pour cette thèse : j’avais l’impression (confirmée entre-temps) que mes expériences de 1991/92 en milieu squatt m’ont facilité l’entrée dans le milieu de 1997.

143.

Cf. Annexe.

144.

Cf. Turner (2000 : 111) sur les Hippies : « Ils attachement moins d’importance à des devoirs sociaux qu’à des relations personnelles » (« Sie legen weniger Wert auf soziale Pflichten als auf persönliche Beziehungen [...] »); mais aussi Goffman (1975 : 167) qui parle des « extrémistes communautaires qui, non contents de voter de façon divergente, passent plus de temps ensemble qu’il n’est nécessaire pour les besoins de la politique ».

145.

Je parle ici des rôles dans le groupe ; évidemment, le père du bébé prend vis-à-vis de celui-là le rôle du père, et cela, je dirais, d’une façon relativement classique.

146.

Cf. Goffman (1959 : 1) qui décrit le comportement de tous les jours à travers l’analogie avec le théâtre : « I shall consider the way in which the individual [...] presents himself and his activity to others, the ways in which he guides and controls the impressions they form of him, and the kinds of things he may and may not do while sustaining his performance before them ».

147.

Je suppose que cette formulation les classe parmi les « pauvres sans remords » de Goffman (1975 : 166).

148.

Le ministère de l’emploi et de la solidarité (1999 : 8) exprime cela, de façon sommaire, en décrivant un squatt à Brieuc : « Etre squatter participe ici d’un mouvement plus large de contestation de la société ».

149.

Ce même tract précise : « Il ne s'agit pas d'échanges : On n'est pas obligé-e de donner quelque chose pour prendre quelque chose, pas plus qu’on est obligé-e de prendre pour donner. Ils’agit d’un réel espace de gratuité […] ». C’est l’auteur qui souligne.

150.

C'est-à-dire le fait d’aller à la fin du marché récupérer les fruits et légumes qui seront jetés.

151.

Il parle ici de différentes initiatives libertaires qui s’occupent de problèmes comme « le vélo en ville » et qui font des campagnes pour les « transports collectifs libérés » ; d’autre qui travaillent sur la question des rapports hommes-femmes ou de la légalisation des drogues douces, etc.

152.

Dans le Figaro, 4 fév.1999.