II.3.2 L’inscription de la Lutine dans le milieu libertaire lyonnais

L’existence d’un squatt libertaire comme la Lutine est surtout possible grâce à l’existence et au soutien du réseau alternatif lyonnais qui est présent et actif. Les structures locales, l’organisation du « network » sont typiques d’un mouvement social ; le réseau repose sur des relations personnelles formées sur la base d’activités politiques communes, de fréquentations des mêmes bars, des mêmes lieux de vie collective, des mêmes événements politiques et culturels.

INT. Suzanne :
INT. Suzanne :

Effectivement, Lyon semble une ville idéale pour un milieu 153 militant actif : pas trop grande (les gens n’y étant pas aussi éparpillés ni éloignés qu’à Paris par exemple 154 ), mais suffisamment pour qu’un nombre conséquent de militant(e)s y habite et pour que s’y soit développée une infrastructure militante. Sans m’attarder sur ce sujet, je me contenterai de donner des exemples qui me semblent importants pour mieux comprendre ce réseau militant lyonnais.

L’infrastructure libertaire consiste d’abord en des lieux de rencontres, soit dans un cadre festif, soit dans un cadre de discussion – les deux étant souvent liés. La Lutine fait partie de ces lieux-là, disposant d’une assez grande salle pour organiser des réunions de groupes avec plusieurs dizaines de participant(e)s, des répétitions de groupes de théâtre, des soirées restaurant pour une cinquantaine de personnes. Citons comme autre exemple de cette catégorie : le Puits-Gaillot, un squatt à côté de l’Hôtel de Ville, ou, dans une certaine mesure, le Crève-Lune 155 , une petite maison squattée transformée en restaurant à prix libre sur les pentes de la Croix-Rousse. Le Crève-Lune a un charme tout particulier parce que les gens qui le gèrent tiennent à créer une bonne ambiance en apportant beaucoup de soins au décor du local (tables basses, nappes, porcelaine, bougies, tapisserie, moquette, etc.).

La librairie libertaire La Gryffe 156 , gérée par un collectif d’une quinzaine de personnes, en constitue un élément non négligeable, non seulement comme fournisseur de livres et de revues politiques, mais aussi comme endroit où sont organisés des débats et des discussions (souvent avec des auteur(e)s), des expositions, et des projections vidéos. Des habitant(e)s de la Lutine ont collaboré à la Gryffe.

Mentionnons aussi l’imprimerie MAB 157 , où l’on imprime entre autres les journaux de La Gryffe et des affiches ; les bureaux du CUL 158 qui servent de locaux à plusieurs associations comme le Comité Chiapas, la CNT, le RVV 159 , la Coop Bio 160  ; toutes ces organisations formant des éléments de l’infrastructure militante.

Cf. Pucciarelli (1999 : 249) qui interviewe un militant :

‘Il précise que toute personne souhaitant militer « en accointance avec les idées libertaires trouve le moyen de s’y adapter parce qu’il existe [dans le microcosme lyonnais] diverses formes d’organisations et de non-organisations permettant à tout un chacun de s’y retrouver par rapport à sa propre personnalité », chez les squats, « ceux qu’on pourrait appeler autonomes, le côté politique comme la FA et puis [...] si tu veux te tourner vers le monde professionnel, parce que tu travaille, il y a la CNT ».’

En donnant ce petit échantillon d’initiatives et de lieux, j’ai voulu souligner la diversité des initiatives plutôt que de les présenter toutes, ce qui serait un sujet de l’ampleur d’une thèse entière 161 . Même s’il existe bien des tensions entre certains de ces groupes, il existe aussi de forts liens qui les font travailler ensemble, à différents niveaux 162 , certes, mais qui arrivent toujours à mobiliser un grand nombre 163 de personnes qui manifestent dans la rue pour des causes considérées comme communes – par exemple lors de la manifestation pour la négociation d’un contrat qui permettrait aux Lutinistes de rester dans leur immeuble, devant le siège de la Courly en février 1999.

Les militant(e)s essayent de s’ouvrir à l’extérieur, donc aux gens qui ne font pas partie du milieu militant, comme le souligne Suzanne dans l’extrait suivant :

INT. Suzanne :
INT. Suzanne :

Le fait que la Lutine dispose de place pour accueillir du monde, notamment la grande salle, favorise évidemment l’ouverture sur l’extérieur. Mais de quelles personnes se compose cet « extérieur » ? Est-ce que l’ouverture n’est pas plus souhaitée que réalisée 164  ? J’ai posé cette question à plusieurs personnes, et Suzanne est la première qui parle de l'image (ou plutôt d’une des images) de l'extérieur pour les gens du milieu et qui avoue que

INT. Suzanne :
INT. Suzanne :

Suzanne utilise l’expression stéreótypée BCBG pour décrire le genre de personnes qui aurait du mal à se montrer dans le milieu militant, qui serait regardée de travers, etc. Elle est d’ailleurs sceptique sur le fait qu’une telle personne tente la démarche d’aller vers le milieu alternatif : si le terme BCBG désigne théoriquement un style vestimentaire et un mode de vie, il n’est pas neutre politiquement (pas plus que punk, d’ailleurs), et on est en droit de s’attendre a ce qu’une personne BCBG soit globalement conservatrice. Il est d’ailleurs intéressant que pour Rémi, qui affirme un désintérêt (supposé) des « autres », une personne qui est radicalement pas du milieu (2) évoque plutôt un salarié moyen (3):

INT. Rémi :
INT. Rémi :

Jean est plus clair que Suzanne en ce qui concerne l’accueil dans le milieu ; celui-ci est quasiment inexistant 165 , même pour des personnes qui s’y intéressent vraiment et qui veulent militer pour une cause :

INT. Jean :
INT. Jean :

Comment se font alors les premiers pas, et éventuellement l’intégration dans le milieu ? Quelles conditions pourraient aider à cela ? Ce sont surtout trois points qui reviennent dans les interviews, comme on va le voir dans les exemples qui suivent :

  1. un passé militant ou au moins un savoir militant ; c’est une partie de ce que Rémi exprime par les références communes (3) dans leur expression langage (5)
  2. le look (vêtements, dread locks, piercings...)
  3. la connaissance d’une personne du milieu : parrainage (INT. Rémi, 9), trait d’union (INT. Thomas, 1) , personne charnière (INT. Thomas, 1/2) :
INT. Rémi :
INT. Rémi :

Un dernier point qui me semble d’une certaine importance pour la description du milieu, est le fait que, comme Marcel l’exprime un peu plus tard, on est dans une mouvance extrêmement blanche. Effectivement, pour se recentrer sur l’exemple de la Lutine, les habitant(e)s sont blanc(he)s, et une seule n’est pas française, en tout cas pour la période étudiée 166 . Elénie parle aussi de ce point-là et ajoute qu’il y a une certaine tranquillité mentale parce qu’on est blancs et qu’on est sûrs de pouvoir se permettre de squatter […] si j’étais arabe, j’aurais vraiment trop peur de squatter . si on était des squatts d’immigrés ça ferait longtemps qu’on serait dehors quoi (INT. Elénie). Rémi mentionne même des problèmes avec des jeunes issus de l’immigration qui, selon lui, ne supportaient pas de voir que nous qui avons au départ euh les atouts pour être intégrés on rejette cette intégration-là 167  ; j’analyserai cet aspect plus en détail dans V.2.7. Peut-être est-ce cela qui explique en partie le fait que le milieu soit majoritairement blanc : il est trop volontairement marginalisé pour être attrayant pour des gens qui n’ont pas choisi leur marginalisation.

Notes
153.

Quand je parle de « milieu », je suis Luckmann (1990 : 35) qui définit le milieu comme entité sociale spatialement limitable qui se distingue par « des relations sociales relativement stables […], des budgets temporels communs et une histoire commune » (« verhältnismäßig feste Sozialbindungen […] gewohnheitsmäßige Orte der Kommunikation, gemeinsame Zeitbudgets und eine gemeinsame Geschichte ») et Schulze (1993 : 267) qui ajoute les éléments « communauté de savoir » (« Wissensgemeinschaft ») et « communauté d’interprétation du monde » (« Gemeinschaft der Weltdeutung »), cités dans Christmann 1997 : 79. La Lutine fait partie d’un milieu et est en même temps un microcosme représentant ce milieu.

154.

Cf. INT. Romain : sur Lyon il y a ... beaucoup de groupes mais c’est bien parce que souvent on se connaît et puis on se retrouve on fait beaucoup de choses ensemble quand même etcetera [...] il existe bel et bien un milieu sur Lyon un réseau de gens qui se connaissent qui sont souvent ensemble [...].

155.

Expulsé durant l’hiver 1998/99.

156.

La Gryffe est située à 500 m de la Lutine. « [...] la Gryffe, en tant que librairie ouverte à tous les courants et sensibilités libertaires, est le lieu où, quotidiennement, il est possible de s’informer sur ce qui se passe à Lyon, une librairie assez fournie et pas seulement en ouvrages anarchistes ou sur l’anarchisme » (Pucciarelli 1999 : 157).

157.

« Mon Artiste est un Boucher »

158.

« Collectif Utilitaire Lyonnais » (On se moque ici de la Courly – Communauté Urbaine de Lyon – qui aurait pu être nommée « CUL » si on avait choisi le sigle au lieu de l’acronyme.) Cf. Pucciarelli (1999 : 19) : « Créée (sic !) au milieu des années 80 par des membres de la Coordination libertaire, elle (sic !) continue d’être un lieu de passage, de rencontres, d’informations, et d’échanges entre les croix-roussiens, les libertaires et les divers mouvements associatifs de la ville. En outre, des groupes comme celui s’occupant encore en 1998 de la solidarité avec la lutte du ELNZ (Armée de libération nationale zapatiste) au Chiapas, le collectif RVV (Regroupement pour une ville sans voitures), et le CRI (Chômeurs, précaires et solidaires en révolte contre l’injustice) qui n’ont pas le label libertaire sont animés par des ‘libertaires’ ».

159.

« Rassemblement pour une ville sans voitures ».

160.

La Coop Bio est une coopérative autogérée d'achat de produits (essentiellement alimentaires) biologiques.

161.

Rappelons encore le travail de Pucciarelli (1996) sur ce sujet.

162.

Pucciarelli (1999 : 164-165) souligne cette appartenance à divers sous-groupes : « [...] le fait qu’ils parlent ‘des gens d’IRL’, ‘des gens du CUL’, ‘des gens de la Gryffe’, ‘des gens de la FA’, ‘des gens de la CNT’ [...] et non pas de ‘camarades’, de ‘compagnons’ me paraît indiquer plutôt ce sentiment d’appartenance à un ensemble de personnes précises qui sont ‘les gens de’ ».

163.

Cf. Pucciarelli (1999 : 19) qui estime que « plus d’une centaine de libertaires sont actifs ou prêts à participer à une des diverses initiatives qui sont organisées régulièrement dans cette ville [=Lyon] » et qui constate « une présence régulière de deux à trois cents personnes » à des « manifestations où sont visibles les diverses composantes libertaires ».

164.

Cf. une personne interviewée dans Pucciarelli (1999 : 258) : « [...] en général et à Lyon en particulier, les libertaires représentent un milieu assez fermé, pas très ouvert sur l’extérieur même si c’est ça leur objectif [...] je pense qu’on reste, quand même, un milieu assez restreint ».

165.

Assez négatifs aussi les mots d’une personne interviewée (une militante syndicaliste) par Pucciarelli (1999 : 257) : « Ces gens [dans les lieux autogérés et les squatts, S.K.] [...] sont assez sectaires. C’est-à-dire que, du coup, ils sont complètement en dehors de la réalité puisqu’en fin de compte, ils ne touchent pas le mec qui aurait le plus besoin de se rendre compte qu’il serait bien d’adopter ce type de fonctionnement dans sa vie ».

166.

La famille Rom macédonienne dont j'ai parlé a toujours été considérée par les autres habitantEs comme hébergée, non pas comme faisant partie du groupe.

167.

Cf. Turner (2000 : 111) sur les Hippies : « Ce sont les adolescents ‘cools’ et les jeunes adultes qui – sans les avantages de rites de passages nationaux – ‘tournent le dos’ à l’ordre social lié au statut et qui reçoivent les stigmates de ceux d’en bas, en s’habillant comme des ‘clochards’, en vagabondant, en aimant la musique ‘folk’ et, s’ils travaillent de temps en temps, en faisant des travaux non valorisants ». (« Es sind die ‘coolen’ Jugendlichen und jungen Erwachsenen, die – ohne die Vorzüge nationaler Übergangsriten – aus der statusgebundenen Sozialordnung ‘aussteigen’ und die Stigmata der Niederen erhalten, indem sie sich wie ‘Landstreicher’ kleiden, umherziehen, ‘Folk’-Musik lieben und, wenn sie gelegentlich arbeiten, niedere Arbeiten verrichten »).