II.5 Rôle des espaces et types d'interaction

‘Où que les gens travaillent, vivent ou s'amusent, ils partagent l'espace et attachent un sens à chacune de ses parties. (Spradley/Mann 1979 : 174)’

Les interactants associent des règles de comportement, des activités langagières et autres, des rôles 168 , à l’espace, au lieu (au site) où ils se trouvent. Les événements sociaux ne sont pas isolés comme tels, mais intégrés dans des structures plus complexes. Il est intéressant que Pucciarelli (1999 : 117) parle d’un type d’habitation qu’il appelle « alternatif » et qu’il définit comme suit : « Ce sont des appartements qui servent en même temps de logement (individuel ou collectif) et en partie pour préparer les activités publiques auxquelles ils et elles [= les personnes interviewées, S.K.] participent ». Il associe le lieu d’habitation et les actions qui s’y déroulent à un courant socio-politique. Il précise quand même quelques pages plus loin : « Ainsi, s’il y a une nette distinction entre habitat traditionnel et habitat ‘alternatif’, les nuances sont trop nombreuses pour en tirer une conclusion définitive » (Pucciarelli 1999 : 120). Il semble donc nécessaire de trouver une autre façon de décrire la gestion des espaces :

Je distingue cinq types d'espaces communicatifs à la Lutine, et je les catégorise selon leur caractère intra-groupe (privé, semi-privé, semi-collectif, collectif) ou inter-groupes (public). Je vais montrer que la distinction de types d’interaction dans chaque espace n’est pas toujours nette, car une typologie d’interactions possibles repose sur un nombre élevé de critères ; je considère ici surtout les éléments externes (le cadre) pour la description du rôle des espaces. Une description détaillée des critères internes (organisation des tours de parole, développement thématique, etc.) n’étant pas possible faute de matériel enregistré correspondant, je peux quand même donner des caractéristiques générales des interactions prototypiques 169 pour les différents lieux.

Le cadre spatial et sa fonction dans la vie quotidienne posent des contraintes et offrent des solutions particulières aux interactant(e)s, d'où il résulte que la conversation diffère selon le cadre dans lequel elle se déroule. C'est-à-dire qu'une personne modèle sa façon de se comporter, donc entre autres sa façon de parler, selon le lieu, les participant(e)s, les buts de la rencontre, etc. 170 , en utilisant les cadres comme « schèmes interprétatifs » 171 . Les sites regroupent les participant(e)s, et là ce n’est pas l’espace purement matériel, mais les normes qu’il implique qui règlent le déroulement de l’interaction.

Pour cette étude, c’est surtout l'axe « privé – collectif » qui m’intéresse, car c'est ici que se montre le caractère spécial de l'habitat, là où peuvent se mêler vie privée, vie collective et vie politique. Ces interactions privées et collectives (ainsi que les interactions publiques) sont les interactions choisies comme telles, les autres (qui se déroulent dans ce qu’on pourrait appeler des « trans-sites ») s’imposent, c’est-à-dire que l’on se retrouve ici devant une différence relative à la possibilité de choisir ses interlocuteurs et interlocutrices.

La classification suivante repose sur les observations que j’ai pu faire pendant mes séjours à la Lutine. J’ai choisi une présentation selon le type de conversation et non selon le type de lieu pour éviter des répétitions qui se seraient produites avec une autre forme de description.

Notes
168.

Pour la notion de rôle, cf. Goffman 1959.

169.

Je mets bien en relief le caractère « prototypique » de cette classification ; évidemment, il s’agit d’un concept à contours flous (« fuzzy borders »). Cf. Grosjean/Lacoste (1999 : 11) qui soulignent que « les visions situationnelles échappent [...] au pur pointillisme » et qui renvoient à la notion de cadre chez Goffman et à la typification chez Schütz.

170.

Cf. le fameux modèle SPEAKING de Hymes (1972 : 59-65), un acronyme qui désigne les huit composantes nécessaires à toute interaction de la manière suivante : « setting » ou « scene »(la situation, c’est-à-dire le cadre spatio-temporel, les circonstances physiques), « participants » (les participants), « ends » (les buts ou intentions, mais aussi les résultats), « act sequence »(les séquences ou « speech acts » dans l’événement, la forme et le contenu du message) , « key » (la manière de dire quelque chose), « instrumentalities » (le choix du canal communicatif et de la langue utilisée), « norms of interaction and interpretation » (les comportements spécifiques et l’interprétation de ceux-ci par l’extérieur), « genre » (le genre de l’événement, la catégorie textuelle). Hymes évoque même la possibilité de garder le facteur mnémotechnique en français en utilisant l’acronyme PARLANT (participants, actes, raison, locale (sic !), agents, normes, ton, types (sic !)).

171.

Cf. Grosjean/Lacoste (1999 : 10) : « Au cours de l’interaction, la situation reste susceptible de restructurations sémantiques, de modifications, de ‘recadrages’, pour reprendre le terme de Goffman. Les ‘cadres’ sont pour celui-ci des ‘schèmes interprétatifs’ disponibles dans une société, qui permettent à chacun d’organiser son expérience ».