II.6 La notion de « groupe »

J’ai déjà parlé de la Lutine comme microcosme, comme représentante d’un milieu. Mais quel genre de groupe forment les habitants de la Lutine ? Cette question-là me semble importante pour mieux visualiser les Lutinistes comme collectif, et pour mieux situer les individus dans ce collectif.

C’est surtout dans les domaines de la sociologie et de la psychologie sociale 176 que l’on a essayé

Disons tout de suite que l’on s’est peu intéressé au genre de groupe que nous rencontrons à la Lutine : sont surtout étudiés la famille, les équipes de travail (dans des entreprises, des écoles, etc.), le peer-group 177 et son influence surtout sur les adolescent(e)s, les équipes sportives et les groupes thérapeutiques. Ce sont les études qui analysent des communes et des « Wohngemeinschaften » 178 – mot allemand qui désigne des personnes partageant un appartement ou une maison, et qui n’a pas d’équivalent en français, si ce n’est l’expression floue « communauté » – des années 70 et du début des années 80 qui se rapprochent le plus, mais insuffisamment, du type d’habitat de la Lutine : les habitant(e)s de ce squatt forment un groupe qui amalgame des éléments de toutes ces sortes de groupes (à l’exception de l’équipe sportive) – nous avons vu que les Lutinistes s’auto-catégorisent quelquefois comme famille ; ils et elles forment une équipe de travail qui essaye de résoudre des problèmes pendant les réunions ; les discussions dans la vie quotidienne ont souvent des traits d’une session thérapeutique, etc. C’est pour cela qu’une catégorisation selon des critères comme formel/informel, ouvert/fermé, institutionnel/personnel, etc. (critères donnés par Schneider 1985 : 31-44) ne nous mènerait à rien : la Lutine est l'un et l'autre, mais à des moments et sur des sites différents. La seule catégorie applicable sans restriction à la Lutine serait celle de « groupe cumulatif » – groupe qui pourvoit à plusieurs besoins de l’individu (on habite, on fait la fête, on milite ensemble, etc.) – une catégorie qui par son ampleur devient tellement floue qu’elle n’a plus de force probante. Schneider lui-même (1985 : 43) constate d’ailleurs que de tels essais de typiser les groupes ne mènent qu’à des modèles descriptifs et/ou théoriques qui ont une marge d’application très limitée.

Reste la plus connue des catégorisations des groupes : celle qui définit les groupes primaires 179 . C’est le sociologue et socio-psychologue américain Charles Horton (1864-1929) qui l’a introduite 180 et qui lui a donné son nom. Ce concept, retravaillé pendant les dernières décennies, semble adéquat pour les Lutinistes ; il servira pour définir ce groupe dans le paragraphe qui suit.

Je présenterai par la suite un concept de la psychologie sociale : la « Community of Practice », qui n’a que « recently shouldered its way into the sociolinguistic lexicon » (Holmes/Meyerhoff 1999 : 173) et qui semble riche de promesses pour l’ethnographie de la communication.

Notes
176.

Pour une excellente introduction sociologique, cf. Schäfers 1999, pour la psychologie sociale Blanchet/Trognon 1994.

177.

Groupe des personnes du même âge.

178.

Cf. surtout les travaux de Schülein (1978, 1988, 1983).

179.

Concept de base à partir duquel ont été développées des catégories comme le groupe de référence, le « peer group », le groupe d’orientation, etc.

180.

Se basant sur des études et connaissances de théoriciens du 19e siècle, comme Georg Simmel, Frédéric le Play et Emile Durkheim. Il faut aussi nommer ici les travaux de Charles Fourier (1772-1837) qui introduit l’idée de la qualité de la relation dans l’étude de formations sociales et le critère de la satisfaction fournie par des contacts sociaux (Schäfers 1999b : 97-98).