II.6.1 La Lutine comme groupe primaire

Avant d’appliquer le concept du groupe primaire à la Lutine, examinons la définition qu’en donne Cooley, voyons dans quels domaines il a été appliqué, et comment il a été élargi depuis.

II.6.1.1 Définition de groupe primaire

La première définition du groupe primaire se trouve dans Cooley 1929 181  ; je fais un résumé des points cruciaux :

Le groupe primaire est un groupe qui est caractérisé par des relations personnelles, très proches et immédiates (« face-to-face association »), et par la coopération. Le critère le plus important qui le désigne comme « primaire » est le fait qu’il joue un rôle primordial dans la formation 182 de la nature sociale et des idéaux sociaux (des normes, des valeurs) des individus. Le résultat est une certaine fusion des individus (vies et buts communs), la formation d’un « nous » et un sentiment de communauté basés sur la sympathie et une identification réciproque, ce qui rend cette forme de groupe relativement stable. Les idées des individus en ce qui concerne des concepts comme amour, liberté ou justice, se forment par l’expérience au sein du groupe primaire. Les domaines les plus importants où agit ce phénomène sont la famille, les groupes de camarades (« peer group »), le voisinage, la communauté du village (cf. Cooley 1933 : 23-24).

Partant de la définition de Cooley, Schäfers (1999b : 99) introduit de critères supplémentaires, parmi lesquels les deux suivants me semblent pertinents pour la Lutine :

  • les bases pour l’identification sont la capacité et la volonté d’intégrer des rôles (des motifs, des buts, des normes, des valeurs) des autres membres du groupe primaire dans son auto-image ;
  • les membres d’un groupe primaire le sont en tant qu’individus, pas en tant que porteurs d’une certaine fonction.

Ajoutons qu’un groupe primaire n’a pas forcément pour tous ses membres le statut de groupe primaire dans toute son intensité (sens différentiel du groupe primaire pour ses membres).

Se référant au concept de Cooley, mais aussi aux travaux de Mead, (l’interactionnisme symbolique, cf. chapitre I) et à l’école de Chicago, toute une série d’études analysent l’influence et les modifications de composition du groupe primaire dans la société moderne et/ou urbaine – ne citons que le disciple de Park, Thrasher (1927), qui « découvre » un nouveau type du groupe primaire, le « gang » 183 , ou Whyte (1943) qui décrit, dans Street Corner Society, le « racket » dans un quartier de Boston. Eisenstadt (1956) est un des premiers à travailler sur les peer groups comme forme de groupe primaire. Plus tard, s’ajoutent des travaux sur des groupes primaires dans des organisations, dans l’entreprise, dans l’armée, etc. 184 . Schülein (1983) introduit le concept de groupe primaire ouvert pour les « Wohngemeinschaften » (cf. supra) – « ouvert » parce qu’il est relativement facile de quitter ou même de dissoudre le groupe (contrairement au groupe primaire « famille »).

Le concept de Cooley a donc été élargi et différencié, et couvre plus de domaines que Cooley n’en avait initialement mentionnés ; ceci est dû aux changements de la société dans laquelle la famille et la communauté villageoise ne sont plus les seules entités qui peuvent représenter le groupe primaire 185 . Cependant, cela entraîne une complexité accrue du concept ; Faris essaie donc de distinguer entre les critères fondamentaux et les critères qui sont moins importants et propose en 1932 de ne plus considérer le critère de la priorité chronologique de la formation des normes et valeurs comme primordial, car il existe bien des groupes primaires qui ne sont composés que d’adultes. Plus importants selon lui sont les idées, valeurs et sentiments partagés (intimité et émotion) et les buts communs du groupe primaire. Selon Schäfers (1999 : 108-109), le problème de la complexité de la définition du groupe primaire ne se pose plus tellement aujourd’hui, car on définit entre-temps certains groupes prioritairement comme « peer-group », groupe de référence, etc., sans leur dénier certaines qualités et caractéristiques du groupe primaire – c’est-à-dire que l’on a créé des sous-catégories pour la description.

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N.B. A plusieurs reprises, les habitants de la Lutine s’auto-catégorisent comme famille. Pourtant, il y a de légères différences entre les entités désignées par ce terme. Dans les deux exemples qui suivent, Alex utilise le terme de « famille » pour désigner les groupes (Lutine et Loziz) :

  1. AX: on est une vraie famille

(Après des déclarations d’accord des membres de Loziz sur leur futur ménage)

R2/275-278
R2/275-278

Ici, le terme de famille sert non pas à définir un bon fonctionnement interne comme dans l'exemple précédent, mais à définir l'existence de deux groupes, à les différencier. Si précédemment il servait pour exprimer l'unité, il sert ici pour exprimer la division. Toutefois, cette division est rejetée. Il y a une certaine satisfaction dans le premier on est une vraie famille, c'est-à-dire un groupe uni, qui fonctionne bien, puis un refus du même terme quand il exprime une barrière.

R3/1200-1204 :
R3/1200-1204 :

Rémi se sert ici du terme famille non plus pour définir des sous-groupes de la Lutine, mais pour définir l'ensemble de ce qui est appelé ailleurs le « milieu », c'est-à-dire les squatteur(e)s et leur réseau. Bien sûr, il n'y a aucune contradiction avec l'usage du terme que faisait Alex : le terme famille désigne aussi bien la famille nucléaire que la famille étendue, aussi bien de petits groupes de gens qui vivent ensemble q'un réseau de ces petits groupes.

Toutefois, ici comme dans l'exemple précédent, le terme sert plus à pointer une barrière qu'un bon fonctionnement interne. Ce qui fait une différence notable avec l'exemple précédent, c'est qu'il y était question de deux familles que l'on pourrait considérer comme identiques, faisant toutes les deux partie de l'endogroupe, même si le locuteur n'appartenait qu'à l'une des deux. Les deux étaient évoquées ensemble. Ici par contre, la famille est opposée aux familles du quartier, qui elles constituent l'exogroupe. Malgré cela, ici aussi l'existence de cette famille est problématique. Rémi ne souhaite pas qu'elle s'approprie, au risque d'en exclure les autres, le lieu dont il parle.

Notes
181.

Social Organization. A Study of the Larger Mind, développé dans Introductory Sociology, édité avec Angell et Carr et publié de façon posthume en 1929, première édition. Faute de l’avoir trouvée, je me réfère à l’édition de 1933.

182.

Et donc chronologiquement tôt dans la vie des individus.

183.

Cf. Thrasher 1929 : 278 : « This unity of the gang rests upon a certain consensus or community of habits, sentiments, and attitudes, which enable the gang members to feel as one, to subordinatethemselves and their personal wishes to the gang purpose, and to accept the common objectives, beliefs, and symbols of the gang as their own ».

184.

Pour une idée générale cf. Schäfer 1999b : 104-107.

185.

La nouvelle complexité de la société n’est pas la seule raison : l’adolescence prolongée en est, par exemple, une autre.