II.6.1.2 Application du concept aux Lutinistes

Les membres de la Lutine forment un groupe (divisé en deux sous-groupes : premier et troisième étage) avec des relations très proches : le groupe partage des appartements communs (cuisines, salles de séjour). Comme nous l’avons vu dans la description des lieux et de leur rôle pour la communication, il y a échange constant entre les membres du groupe.

Le groupe a des activités collectives (et donc aussi des buts communs) pour lesquelles il coopère : lutte pour la légalisation de l’immeuble (maintenant achevée), entretien de l’immeuble, soutien de plusieurs associations et actions politiques, fêtes organisées dans la grande salle, etc.

Cette coopération existe aussi dans la vie collective de tous les jours : or, l’interactionnisme symbolique postule que, dès qu'un groupe de personnes se réunit et coopère autour de problèmes sociaux, un réseau se crée sur la base des activités qui en résultent. Dans ce réseau se développent des modes spécifiques de pensée, qui mènent à des comportements spécifiques, verbaux et non verbaux, et vice-versa. Du côté du non verbal on trouve, par exemple, la manière de s'habiller : Pucciarelli (1996 : 119) parle d’un « look pentes de la Croix-Rousse » qui était « l’expression employée par un des témoins lors d’un procès qui s’est tenu suite aux manifestations anti-CIP au printemps 1994 ». Il cite le Monde du 20 avril 1994 : « Le prévenu repéré grâce à son look de squatter des pentes selon l’expression NDLR [du Monde], qui voulait sans doute évoquer l’allure d’un occupant, sans droit ni titre, d’un logement à la Croix-Rousse » (ibid.).

Le fameux « look des squatteur(e)s » est décrit dans l’article de Lola 186 (dans Monnet/Vidal 1997 : 131) : « En résumé : piercing, zéra [crâne rasé, S.K.], et treillis [pantalon de style militaire, S.K.] ou dreadlocks [cf. glossaire, S.K.] ». Très typiques sont aussi différentes couches de vêtements les uns sur les autres ; de grosses bottes ; des vestes avec capuche, etc. Les filles surtout montrent en plus une grande créativité et originalité dans leurs habits (minijupes, jupes indiennes, jupe et pantalon combinés, etc.). Ceci représente le « prototype » du squatteur et de la squatteuse – il y a évidemment des exceptions 187 .

A part le look, je peux citer ici les préférences musicales ou, dans le cas que nous étudions, les habitudes alimentaires végétariennes ; ce dernier point est décrit par un membre du groupe comme truc qui rentre dans les marques communes dans les points de repères qui font qu’on appartient à tel milieu (INT. Rémi). Le groupe a développé des modèles d’interaction spécifiques, des règles communicatives, que je me propose de détailler dans ce travail.

Le groupe est relativement stable dans ses structures, comportements et valeurs : la fluctuation des membres ne change pas profondément les habitudes.

Il existe une mémoire et un savoir commun (cf. le chapitre VII où l’on voit ce savoir commun à l’œuvre dans le développement collectif d’actions imaginaires) qui renforcent l’identité de groupe, avec ses valeurs politiques et idéologiques qui entraînent, comme on le verra (cf. chapitre V), un sentiment du « nous », de collectivité. Dans cette collectivité, les individus n’ont pas de fonction préétablie comme dans un groupe secondaire (par exemple une équipe de sport), mais sont un ensemble d’individus.

Notes
186.

Qui ne signe son article qu’avec son prénom.

187.

Une petite anecdote : pendant une de mes premières interviews, l’interviewé est étonné quand je lui apprends que je ne milite pas ; il me dit : pourtant t’es un peu habillée comme une militante.