II.6.2 La Lutine comme « Community of Practice »

II.6.2.1 Définition de la « Community of Practice »

Le concept de « Community of Practice » est introduit en 1991 par Lave et Wenger. Il représente une réponse possible au problème suivant :

  • d’un côté, des concepts d’identité (Mead, Berger, Luckmann, Goffman) portent leur intérêt trop uniquement sur l’individu, l’évolution sociale de la personne, et ont tendance à « négliger » le groupe en soi
  • de l’autre côté, des concepts d’une théorie sociale structurelle (« Sozialstrukturtheorie », Parsons) s’intéressent aux institutions et normes sociales et ont tendance à « négliger » l’individu comme tel.

La « Community of Practice » est d’abord conçue comme élément d’une théorie sociale du « learning » et ensuite élargie à la linguistique 188 par Eckert/McConnell-Ginet qui en donnent la définition suivante :

‘An aggregate of people who come together around mutual engagement in an endeavor. Ways of doing this, ways of talking, beliefs, values, power relations – in short, practices – emerge in the course of this mutual endeavor. As a social construct, a CofP [Community of Practice] is different from the traditional community, primarily because it is defined simultaneously by its membership and by the practice in which that membership engages. (Eckert/McConnell-Ginet 1992 : 464)’

Nous avons ici un concept dynamique qui souligne l’aspect des activités communes (« practice ») 189 à côté de l’appartenance à un groupe (« membership »). L’appartenance n’est pas simplement un fait donné, mais un processus, un engagement, quelque chose qui doit être appris : devenir membre d’une « Community of Practice » est lié à « gaining control of the discourse appropriate to it » (Holmes/Meyerhoff 1999 : 175).

Figure 4 : Dialectical Relations among Practice, Meaning, Identity, and Community, which are Hypothesized as Central to the Learning Process (Barab 2000)

Wenger (1998 : 76) distingue trois dimensions cruciales d’une « Community of Practice » :

  • mutual engagement, c’est-à-dire « réalisation de choses en commun » 190 , ce qui implique une interaction (« face to face ») régulière ;
  • joint enterprise : il ne s’agit pas seulement des buts communs, mais des efforts et de la coopération perpétuelle dans le groupe pour y parvenir ;
  • shared repertoire : des ressources communes pour l’interprétation, pour « negotiating meaning » (négocier le sens), comme par exemple une terminologie spéciale, des routines linguistiques, certains gestes, la manière de plaisanter, la manière préférée de prendre des décisions, etc. Ce « shared repertoire » est justement ce que je tenterai de décrire dans cette analyse. Comme nous allons le voir, il y a un style social à la Lutine, un moyen de reconnaissance et de complicité.

Avant d’appliquer ce concept à la Lutine, il me semble important de le différencier d’autres modèles provenants de la sociolinguistique et de la psychologie sociale, plus classiques mais moins appropriés à mon travail : la théorie de l’identité sociale (Tajfel), la « speech community » (Labov/Gumperz) et le « social network » (Milroy).

Notes
188.

Dans le cadre d’analyses sur « language and gender ».

189.

Cf. Grosjean/Lacoste (1999 : 39) : « Les groupes se forment autour des activités, ils se définissent par ce que disent les acteurs, par les décisions qu’ils prennent, les comportements qu’ils manifestent, les préoccupations qu’ils partagent ». Ce sont Grosjean/Lacoste qui soulignent.

190.

Cf. Pucciarelli (1999 : 166) qui parle, à propos du milieu libertaire à Lyon, d’une « culture qui n’est pas seulement représentée par l’expression écrite de leurs idées et de leurs activités mais par ce lien profond entre pensée et action ».