II.6.2.2 Les autres modèles

  • la théorie de l’identité sociale : le premier nom associé à cette théorie est celui de Henri Tajfel qui l’a introduite dans les années 70. Pour lui (1978b : 44), le comportement social de l’individu a une double expression : a) son affiliation à une identité de groupe particulière qui est saillante à un moment donné de l’interaction, et b) son interprétation de la relation entre son propre in-group et d’autres (out-) groupes importants. L’individu gère ses (inter)actions sociales à l’aide des catégorisations qu’il fait de son propre groupe et des autres, et de la comparaison avec ceux-là. Il en résulte une identité sociale décrite de manière très abstraite, qui se situe sur un continuum d’identités interpersonnelles et d’identités intergroupes. Le langage n’est que l’un des moyens de développer une identité sociale ; sont analysées dans ce contexte les différentes variétés langagières employées par différents groupes, différentes cultures. Dans ce travail, je n’utilise pas ce concept, mais une théorie complémentaire de Tajfel, celle de la catégorisation sociale (cf. V.1.1).
  • la « speech community » : c’est une notion de base en sociolinguistique 191 , définie par Labov (1978 : 121) comme un groupe de locuteurs qui partagent un ensemble de normes et d’évaluations de celles-ci : « these norms are observed in overt evaluative behavior, and by the uniformity of abstract patterns of variation ». Il l’illustre avec l’étude de la variation phonologique au niveau diastratique. Les normes desquelles parle Labov s’expriment donc par le choix que le locuteur fait entre différentes variétés (avec leurs expressions phonologiques, morphologiques, etc.). Gumperz (1971 : 114), comme nous avons déjà vu, va au-delà de cette définition en y ajoutant le facteur interactif ; « any human aggregate characterized by regular and frequent interaction by means of a shared body of verbal signs and set off from similar aggregates by significant differences in language usage ». Etre membre d’une « speech community » demande certaines propriétés sociales 192 et comportementales que possède un individu ; il partage avec les autres membres un répertoire, un savoir communicatif qui couvre non seulement une compétence linguistique, mais de savoir quel comportement/quelle variété utiliser dans quelle situation.
    Cette définition est tout à fait applicable à la Lutine, mais elle ne va pas aussi loin que la « Community of Practice », car cette dernière souligne la nécessité des activités communes qui sont un facteur important pour notre groupe.
  • le « social network » : la théorie du social network (cf. Milroy 1980, 1987) permet d’analyser la densité et la multiplicité des relations sociales d’un individu. Ces deux facteurs-là indiquent l’ampleur de son intégration dans le réseau social étudié. A la Lutine, les relations sont facilement identifiables comme denses et multiplexes, ce qui ne nous aide malheureusement pas beaucoup dans notre description. Le social network est un excellent modèle pour décrire des situations de variation langagière, mais pas la sociostylistique d’un groupe. Meyerhoff (1999 : 179-180) distingue ce modèle du « Community of Practice » comme suit :
‘A CofP requires regular and mutually defining interaction. In a social network, by contrast, weak ties exist even among people who have limited or infrequent contact. In short, a social network and a CofP can be differentiated by the nature of the contact that defines them. A social network requires quantity of interaction ; a CofP requires quality of interaction.’

C’est justement la qualité de l’interaction à la Lutine que je voudrais décrire dans ce travail. Regardons maintenant dans quel mesure ce groupe forme une « Community of Practice ».

Notes
191.

Cf. par exemple Hymes 1968.

192.

Cf. Hymes (1972 : 54) : « Speech community is a necessary, primary term in that it postulates the basis of description as a social, rather than a linguistic, entity ».