II.6.2.3 Application de la « Community of Practice » à la Lutine

Wenger (1998 :130-131) donne des critères plus détaillés caractéristiques des « Community of Practice », en précisant que chaque critère peut avoir une importance plus ou moins grande selon la communauté en question ; les membres de la « Community of Practice » ne sont pas obligés de partager tous ces points ; chaque individu a la possibilité de négocier son propre rôle dans le groupe, entre autres justement en en adoptant plus ou moins les points communs. Ceci me semble souligner « l’élégance » de cette théorie qui est moins rigide en général et plus ouverte à l’individu et à la possibilité d’une position plus au moins périphérique de celui-ci dans le groupe que d’autres concepts.

J’énumère ces points ci-dessous, en montrant pour chacun comment on peut l’appliquer à la situation à la Lutine :

Ceci est le cas à la Lutine – nous avons vu que le groupe est bâti sur le partage de la vie quotidienne. Le fait qu’il y ait deux couples qui vivent de façon autonome n’y change rien, car les liens entre ces personnes-là et les autres sont quand même forts (ils s’invitent réciproquement à manger, ils participent aux réunions, aux fêtes, etc.). Il me semble évident que ces relations ne sont pas toujours harmonieuses ; même s’il ne se trouve qu’une scène avec une tendance conflictuelle dans mon corpus (cf. VI.2.4), elles existent dans la vie quotidienne, ainsi que pendant certaines réunions.

Organiser la vie quotidienne et politique en se réunissant régulièrement est déjà un exemple de ces « manières partagées de s’engager dans des actions communes ». Organiser ensemble des manifestations, des fêtes, préparer à manger ensemble en sont d’autres.

L’information passe vite à la Lutine, du fait que les membres se trouvent dans la même maison. Des nouvelles sont diffusées non seulement oralement, mais aussi sur les deux tableaux blancs ou, s’il s’agit par exemple d’une invitation à une manifestation ou une fête, par tract ou affiche (sur les murs intérieurs). Le même principe vaut pour la propagation d’innovations (par exemple l’endroit où l’on range désormais les clefs de la bourse au vêtement ; etc.) si la propagation est nécessaire, car des innovations plus complexes sont introduites après avoir été discutées en réunion.

Ce point ne me semble pas très clair ; à mon avis, il contredit le concept du framing (cf. par exemple Tannen 1993b) ; si on le considère comme désignant un état de parole perpétuellement ouvert, on peut dire que les réunions n'en relèvent certainement pas. Si on le considère par contre comme l’absence de salutations ou d’autres routines de politesse et comme la possibilité de recourir à un savoir partagé dans la conversation familière, cela correspond à la situation dans les réunions et dans la communication en général à la Lutine.

Ceci est possible à la Lutine parce que le groupe a une histoire commune et des points de vue partagés. Un problème émergent peut être discuté immédiatement, et s’il est plus complexe, assez vite lors d’une réunion – si nécessaire, une « réunion d’urgence », organisée le jour même de sa « déclaration ».

Chaque membre de la Lutine est bien sûr capable de désigner les autres habitant(e)s. Seuls certains cas d’hébergement prolongé peuvent poser problème dans cette définition. Tout le monde se connaît, les relations sont personnelles, il existe une identification mutuelle par un « nous ».

Différents membres du groupe sont experts pour différents problèmes et leurs solutions : il y a des personnes qui s’occupent davantage des affaires administratives, d’autres qui ont des talents en électronique (Alphonse), qui savent bien illustrer des tracts (Elénie), etc. Chaque membre du groupe connaît les compétences spécifiques des autres.

Il est évident que dans un groupe qui partage des idées et des normes communes, un concept politique commun, et une vie quotidienne commune, se développe une identité commune qui lie les individus et qui les définit mutuellement dans leurs identités personnelles.

Cf. Grosjean/Lacoste (1999 : 41-44) qui distinguent entre les «’objets-outils’, visant à faciliter la manipulation et l’exécution, et les ‘artefacts informationnels’, [...] visant à faciliter la mémoire, le raisonnement, la planification ». Pour les premiers, je mentionnerais le pied de biche qui sert à ouvrir les portes et/ou fenêtres d’une maison à squatter (cf. VII.3.2.2 où j’analyse un passage dans lequel la mention du pied de biche a un sens hautement symbolique). Le tableau blanc, les comptes-rendus des réunions, mais aussi des tracts et des affiches sont des exemples pour la deuxième catégorie.

Les traditions locales font partie de l’histoire commune à la Lutine : la tradition d’avoir un tableau blanc, la tradition [qu’] à la Lutine quand même [...] on a une pièce où on entasse de la merde (Rémy, R3/2444) – une sorte de débarras –, la tradition de faire des réunions, etc. Les activités communes ne sont pas la moindre source des histoires partagées, mais aussi des ami(e)s et des « ennemi(e)s » commun(e)s. D’où se développent un certain humour entre initié(e)s, des actions imaginaires, le rire d’accueil, etc. Je traiterai ces points importants en détail dans le chapitre VII.

Le jargon spécifique est appliqué surtout dans le champ sémantique de la politique dans son expression libertaire : les antispés pour les antispécistes, une réu non mixte, un groupe proféministe (cf. glossaire), etc.

Cf. Kaufmann/Quéré (2001 : 365), décrivant une perspective de Coulter :

‘Donc, en un sens, les collectivités d’appartenance, prennent vie et deviennent, sinon observables ou visibles, du moins sensibles, à travers l’usage des catégories qui les invoquent et leur affilient des membres, en particulier dans la fixation des identités discursives ou pratiques dans l’organisation des activités et des interactions.’

Je distingue au moins deux facettes du « style » qui sert à afficher son appartenance au groupe : le « look » et la façon de communiquer, le style communicatif.

Le « look », nous l’avons vu et nous allons le voir plusieurs fois dans cette thèse, joue un rôle non négligeable dans le milieu. Il n’y a pourtant pas de « look » spécialement Lutiniste.

Le style social communicatif qui démontre l’appartenance à ce groupe sera décrit en détail dans cette thèse.

J’ai déjà parlé de la perception et des idées qu’ont les Lutinistes de la société (du monde) dans le paragraphe sur les bases politiques et éthiques (cf. II.3). Leurs tracts montrent bien leur discours partagé là-dessus. J’espère pouvoir montrer dans l’analyse comment ce discours est développé dans l’interaction verbale.